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Jürgen HABERMAS

"Le travail d'une raison autocritique"

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À la différence de la plupart des universitaires allemands, vous intervenez dans le débat public à propos de questions particulièrement sensibles. En outre, vos prises de position rencontrent un écho international. Nous aimerions vous demander d’abord de rappeler quel est l’arrière-plan philosophique de vos interventions. Pourrait-on les caractériser globalement en disant que vous considérez les dangers de notre civilisation comme un défi pratique, alors que des penseurs comme Adorno et Heidegger les envisageaient comme un destin inéluctable?

Je ne mettrai pas si nettement sur le même plan Adorno et Heidegger. Il est vrai que tous deux font un diagnostic dramatique de l’époque en la plaçant dans la vaste perspective d'un déclin historique. La raison instrumentale ou bien le dispositif de la technique font apparaître au grand jour des tendances fatales, d’origine archaïque, conduisant à l’assujettissement et à la réification. Mais Adorno savait que même la critique la plus radicale de la raison ne peut se passer d’une force de négation inhérente à la raison elle-même. À la différence de Heidegger, il n’a jamais rejoint les adversaires des Lumières. Aussi était-il suffisamment inconséquent, comme intellectuel assumant un rôle public, pour parler et agir en contradiction avec ce que l’on aurait attendu du théoricien du monde administré. Malgré son pessimisme théorique, il a tout bonnement adopté, vis-à-vis du grand public, une attitude de pédagogue.

N’avez-vous pas malgré tout, envers des questions d’intérêt public, une attitude plus pragmatique, qui vous distingue à la fois d’Adorno et de Heidegger?

Peut-être a-t-il fallu attendre ma génération pour que nous nous débarrassions de certaines prétentions propres à la culture des mandarins allemands. Après la guerre, nous sommes entrés plus étroitement en contact avec l’esprit anglo-saxon. Il existe par ailleurs aujourd’hui, en philosophie, une conscience plus nettement développée du fait que nos arguments sont faillibles. Je ne fais plus confiance au concept fort de " théorie propre à la tradition philosophique, ni, pour ainsi dire, à la Vérité avec un grand V. Mais je ne fais pas non plus le deuil d’une telle connaissance de la totalité, dans le style d’une théologie négative.

Vous souhaitez cependant mettre en évidence les enjeux de notre époque et dire comment faire face aux défis que nous rencontrons. Quels sont en ce domaine vos principaux thèmes, et vos objectifs?

À une telle question, on ne peut répondre que par un livre ou par une phrase à mon sens, la question formulée par Max Weber à propos des paradoxes de la rationalisation reste la meilleure clé pour un diagnostic de l’époque fondé à la fois sur la philosophie et la science.

Qu’est-ce à dire?

Nous devrions, sans gémir, nous rendre compte tout à la fois de la tournure ironique propre à un progrès social et culturel qui ne cesse de se démentir lui-même, et du prix à payer pour une modernisation à laquelle nous refusons néanmoins de renoncer. Ce qui domine actuellement, c’est une critique assez peu dialectique des Lumières qui ne nous apprend pas grand chose. Quand Horkheimer et Adorno parlaient de raison instrumentale, ils ne voulaient pas dire que l’on serait en droit d’identifier la raison à l’activité objectivante d’un entendement tel qu’il est propre à un sujet qui s’affirme lui-même. Ce qui leur importait, c’était qu’un entendement qui cherche à s’ériger en totalité usurpe une place qui ne revient en vérité qu’à la raison. Les Lumières se changent alors en mythes positivistes. C’est notamment au cours de notre siècle qu’elles montrent leur revers barbare. Les horreurs nues d’une déraison existante nous ont débarrassé du dernier reste de confiance essentialiste dans la raison.

En même temps, il n’existe à notre connaissance aucune solution de rechange à une modernité qui a pris conscience de ses propres contingences. Moins nous choisissons des subterfuges imaginaires, moins nous sommes tentés d’interpréter les risques inhérents à la modernité comme une fatalité agencée depuis longtemps. Il n’existe rien de supérieur ni de plus profond à quoi nous pourrions en appeler. Seule existe une raison, devenue procédurale à force de désenchantement, et qui travaille seulement au moyen d’arguments, y compris en s’opposant à elle-même. C’est d’ailleurs ce qu’a voulu dire Kant la critique de la raison est sa propre œuvre.

=> Surmonter ses propres projections déraisonnables

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