Thomas
est un commissionnaire, au sens strict un intermédiaire:
celui qui permet et facilite l'échange grâce à un intermédiaire
abstrait: l'argent. C'est une figure de l'argent comme
monnaie("Je suis tout"), ce qui semble
permettre le trafic de ce qui ne se voit ni ne se pèse. En
1937, Claudel écrira de lui: "Peut-être après tout
est-il de ces publicains dont il est écrit qu'ils nous précèderont
dans le royaume de Dieu." (page 263). Chaque terme a
été pesé. "peut-être": ce doute doit
habiter le croyant et le sauver de cette suffisance du pharisien
(persuadé
de sa justice),
qui l'entraînerait sans cesse à juger son prochain, à porter
sur lui un regard méprisant. "Il est écrit":
renvoie aux paroles du Christ dans le Nouveau Testament, ces
paroles qui pour le croyant ne passeront pas. Enfin "nous",
désigne l'ensemble des justes, des croyants.
Quant au publicain, c'était un riche chevalier romain qui
payait très cher pour collecter les impôts et qui
en gardait une bonne part: un super voleur, une sorte de fermier
de l'État qui louait le terreau des hommes et le droit de récolter
pour lui et pour l'État: un commissionnaire qui faisait
circuler et un banquier qui accumulait pour lui. Par extension
on a appelé publicain tous les juifs au service de cette
sorte de fermier général romain. Dans sa prière au temple, le
publicain s'abaisse et se met dans la vérité de l'humilité
alors que le pharisien s'élève parce qu'il respecte la
loi, c'est incontestable. Pourtant la sagesse du Christ affirme,
à l'encontre de la sagesse humaine, que le publicain sort
davantage justifié que le pharisien qui l'a méprisé .
=
La parole, "Je suis pauvre" (page
117), ouvre à Thomas une place meilleure (il précèdera) que
celle du pharisien qui se sépare des autres sous prétexte
qu'il suit la loi à la lettre, au risque de sombrer dans le
formalisme sans contenu.
C'est dire avec beaucoup de précaution et de respect, que nous
allons essayer de comprendre Thomas dans son mouvement essentiel
qui l'amène symboliquement à se découvrir du chapeau en forme
de tour, du gratte-ciel de banquier qui le couvre. Sa conversion
va naître de la conflagration entre deux sagesses que tout
oppose. Cette conjonction, loin de faire disparaître l'une ou
l'autre va maintenir la sagesse humaine en la transfigurant: la
sagesse de l'esprit, et celle du juste échange, trouvera son
sens par la sagesse de l'âme au plus près de Dieu.
L'originalité de Claudel c'est bien de conserver cette union
des contraires, cette union de ce qui semble se fuir, comme il
a le souci de conserver en l'ordonnant la multiplicité qui
l'habite.
Et, ne
croyons pas que la mort de Louis Laine signifie sa disparition
complète: il demeure dans la prière comme l'indiquera
explicitement la deuxième version de L'échange. Lire la lettre
de Madeleine
Gide à Paul Claudel (ouverture
en nouvelle fenêtre)
=
Saisissant est le mouvement du "Je suis tout"
(page 34) au "Je suis pauvre" (page 117), en
tout cas pour le spectateur car, on ne le répètera jamais
assez, une pièce est faite pour être jouée, vue et entendue
avec les yeux et les oreilles de l'âme et de l'esprit. Car,
pour Thomas, si tout circule, il n'a rien, tout lui échappe étant
à vendre aussi bien qu'à acheter, tout lui coule entre les
doigts par la magie de l'argent et il ne lui reste jamais qu'un
signe qu'il peut perdre à tout instant dans une fumée: "Insensé,
cette nuit même on va te redemander ton âme", c'est
la parole du Christ qui retentit dans le nouveau converti, à
l'oreille de celui qui croyait avoir. Voilà pourquoi il est
pauvre, parmi toute cette circulation de l'échange, parmi
toutes ces choses à vendre.
Et voilà
pourquoi il se tourne vers celle qui n'est pas à vendre et lui
demande son amour. Pour le reste, il ne s'agit que d'une écriture,
un équivalent abstrait tout juste bon à se divertir de
l'essentiel.
=
Ne se présente-t-il pas comme un pharisien laïc se présenterait,
comme un juste qui juge que Louis ne vaut rien "Il
n'est bon à rien. Il ne vaut pas un cent", qui répartit
avec la précision du déplacement mesuré d'une aiguille de
balance? Écoutons-le se présenter:
- Un pilier, réfléchi, assuré (page 115)
- Appliqué, attaché à sa tâche, lui qui fait bien son
travail (page 39)
- Responsable (page 112)
- Juste aussi: "où est la règle de vie si un homme
... ne cherche pas à Avoir une chose qu'il trouve bonne"
"J'ai été honnête avec lui"
"C'est à lui que j'ai offert de l'argent et non à
vous." (lire avec attention tout le texte, page 112)
Une part
d'inconscience l'habite au point qu'il fait de son geste un
geste charité: il lui fallait de l'argent à ce pauvre
Louis.....
=
Mais sous le charme de Marthe, qui l'amène à convoquer
son passé, voilà qu'il descend dans l'humilité du publicain,
du pêcheur qui se confesse: d'avoir cherché à s'étourdir, à
se divertir, à se détourner de l'essentiel, sa seule excuse étant
de ne pas l'avoir encore rencontrée. "Pas le temps de
songer au temps qui passe." (page 109). Il n'est pas
dupe de sa justice, de la justice de l'échange, lorsqu'il répond
à Marthe qui lui révèle la vanité de l'échange par
une question-bistouri:
Marthe: "Est-ce que chaque chose vaut
exactement son prix?"
Thomas: "Jamais." (page 116)
Le voilà
pauvre, qui remet sa volonté à une autre volonté: "Il
ne me reste rien dans les mains." (page 117). Le voilà
devenu doux et humble de cœur qui prie Marthe: "Laissez-moi
rester avec vous un peu de temps". (page 115) ...
"Voulez-vous me donner la main?" (page 127).
Contemplation et action bien unies, c'est bien le partenaire que
cherchait Marthe. |