° Rubrique philo-fac

- PHILO RECHERCHE - FAC

Michel HENRY entretien, sur le panthéisme, sous le chapiteau de Philagora à Montpellier, pour "La Comédie du Livre", le Dimanche 17 Mai 98 à 15 heures.   

 "La crise du monde actuel comme oubli de la vie"

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Joseph Llapasset:
Monsieur le professeur, je reconnais qu'il y a une question qui me trotte dans la tête, depuis Noël 1998, à suivre votre oeuvre dont j'ai commencé l'étude avec L'Essence de la manifestation, en 1968: 
Lachièze-Rey affirme avec force que la tentation du XXème c'est le panthéisme et que c'est plus qu'une tentation, en particulier chez Bergson et chez Merleau-Ponty. Je suis enclin personnellement à suivre cet auteur et à trouver son jugement éclairant et pertinent. Pour la postérité qui, au XXIème siècle, étudiera votre oeuvre, il sera important de savoir, de votre propre parole, comment vous situez votre oeuvre par rapport au panthéisme. Est-ce que dans votre parcours le panthéisme a été une tentation?

Michel HENRY:

 Le panthéisme n'est pas propre à notre époque: c'est une pensée qui s'est déployée à toutes les époques. Déjà dans l'antiquité, déjà à la renaissance.
Alors je crois que c'est une question très importante et, moi, je l'ai rencontrée sans m'en apercevoir, parce que le premier travail que j'ai fait était un travail sur Spinoza qui passe pour un philosophe panthéiste ce qui n'est pas évident mais enfin...

   Je reviens tout de suite à la question: comment je me situe par rapport au panthéisme?
Quand j'ai fait mon mémoire d'étudiant, je ne me suis pas posé la question du panthéisme: j'ai passé une année à ne faire que lire Spinoza, notamment l'Ethique: ça m'a beaucoup intéressé, ça m'a certainement beaucoup influencé. Ensuite, paradoxalement, quand je me suis mis, en tant que philosophe à étudier la vie, je ne me la suis pas posée,  non plus. Votre question est tout à fait légitime.

   Je précise tout de suite, quand il s'agit de la vie, que la vie dont nous parlons aujourd'hui, nous philosophes, n'est plus la vie dont on a parlé dans l'antiquité et à travers l'histoire de la pensée de l'occident, pour cette bonne raison que, pour les grecs, l'animal par exemple était quelque chose de vivant dans un sens très proche de ce que nous sommes nous, alors que, aujourd'hui la biologie s'est emparée de la vie pour ainsi dire: il faut bien faire attention, que ce n 'est pas ça qu'elle étudie: l'affirmation fondamentale de François Jacob dans un livre fameux qui s'appelle La logique du vivant est qu' aujourd'hui on n'étudie plus la vie en laboratoire. Il faut bien comprendre cette parole décisive, pourquoi? parce que la vie cela veut encore dire la vie au sens d'un vivant, alors qu'en biologie qui s'appuie sur la chimie et qui s'appuie sur la physique de pointe et qui le fera de plus en plus, il s'agit de processus matériel: la parole est aux sciences dures c'est à dire à la biologie, à la physique et à la chimie.

   En ce sens (peu de gens le disent clairement) il va y avoir une ambiguïté constante: on ne sait pas de quoi on parle: les biologistes en fait sont des chimistes ou des physiciens en puissance et on ne peut nier les progrès fantastiques de la physique au début du XXème siècle. Mais alors qu'est-ce que c'est que la vie?

   Aujourd'hui, on ne peut donner le mot vie qu'à quelque chose qui est foncièrement différent des processus matériels et qui en diffère par cette différence abyssale que nous ne sommes même pas capables de penser et qu'a pensé Descartes, comme par hasard, 20 ans après que Galilée ait trouvé la science moderne, en disant que, ce que la science a à faire c'est à étudier d'un savoir géométrico -mathématique, l'univers matériel. Dans l'objet de la science moderne il n'y a donc pas de vie: comment y aurait-il un Dieu au sens du monothéisme, cela n'a pas de sens? Bien entendu à partir du moment où, comme on a tendance à le faire dans la modernité, on a tendance à, sans le savoir,  identifier le savoir avec la science, on franchit des abîmes, parce que malheureusement la philosophie n'est pas toujours à l'oeuvre, je ne dirai pas contre la barbarie, mais contre les idéologies. Il faut bien distinguer la science et le scientisme qui n'est pas mort au siècle dernier: il y a scientisme partout où l'on croit que la science, au sens moderne, c'est  la connaissance géométrique des particules matérielles, géométrie tout à fait dépassée que ce soit par celle d'Einstein ou de Niels Borr. On croit que c'est cette connaissance là, la connaissance de l'univers matériel, qui est la seule qui existe. Au moment où l'humanité tente de la maîtriser. Marx avait vu cela: la nouvelle technique ne repose plus sur le travail vivant, sur la subjectivité des individus vivants, mais sur les sciences de la nature, c'est à dire sur la connaissance physique de l'univers matériel.

Alors qu'est-ce qui reste en dehors de cela?

   La vie en un sens très simple, c'est la vie que Descartes n'a pas nommée de cette façon: il a très bien compris que cette vie dont parlait les grecs pouvait être réduite à une activité d'ordinateur puisqu'il a inventé la théorie des animaux machines, c'est à dire des automates. Naturellement il n'a pas dit cela parce qu'il le croyait comme on le croit aujourd'hui: comme c'était un type super intelligent il savait ce que ses adversaires allaient penser, et comme il voulait parler de l'âme, il voulait montrer qu'elle est immortelle; Il ne faut pas oublier que lorsque Descartes écrit le texte le plus fondamental de la pensée moderne il a deux projets:
   Premièrement, établir que l'âme est immortelle dans les Méditations de métaphysique et de Philosophie première, dans ce premier projet comme l'a montré mon ami Jean-Luc Marion. Le second projet, parce que le premier était trop difficile à tenir pour lui, cela a été d'établir que l'âme était immatérielle. Ce qui veut dire qu'au moment où il fonde la science moderne (avec Galilée) qui est la science de la matière, il y a autre chose que la matière, il dit c'est l'âme. Ce n'est pas du tout l'appel à la raison impersonnelle: il y a quelque chose qui diffère de la matière: ce qui caractérise la matière c'est qu'elle ne sent rien et qu'elle ne se sent pas soi-même, alors commence, une dimension extraordinaire d'existence absolument impensée et fâcheusement oubliée par l'enseignement idéologique qu'on donne aujourd'hui, à l'exception de quelques classes privilégiées: c'est de reconnaître qu'il y a autre chose, justement ce qui sent et ce qui se sent soi-même. Il appelle ça cogitatio (d'un mot latin) parce qu'à cette époque les gens aimaient parler latin mais d'un mot tout à fait malheureux parce que cela désigne le je pense: moi je suis en train de penser devant vous, je pense que 2 + 2 = 4. Cela commence à quelque chose qui, au lieu d'être de la mort, s'éprouve soi-même et que Husserl appellera la vie transcendantale.

   Il faut savoir que cette expression savante désigne la condition humaine prise à la racine. Quand il y a une sensation, (parce que le prototype de la cogitatio pour Descartes c'est la sensation, dont il commence par dire qu'il ne faut surtout pas la rapporter au corps, parce qu'alors on se fourvoie complètement), c'est ça la nappe de l'existence humaine. Il ne faut pas paniquer quand on voit apparaître transcendantal et dire: qu'est-ce qu'ils  sont en train de raconter? C'est une distinction extrêmement difficile à comprendre parce que en fait, paradoxalement, Descartes a toujours dit que l'âme était plus facile à connaître que le corps au sens du corps matériel: il a dit que la seule chose qui relevait d'une connaissance certaine c'était l'âme: il n'a pas dit que c'était des croyances périmées. et il a montré que tout reposait sur un savoir primitif d'un autre ordre: Moi je l'appelle la vie parce que ce n'est pas la pensée, parce que la pensée est toujours la pensée de quelque chose: je pense que la table est ronde, qu'elle est peinte de telle couleur que vous êtes en train de m'écouter avec beaucoup de gentillesse et d'attention. Seulement la vie ce n'est pas ça originellement. Quand il y a une pure souffrance il n'y a rien d'autre que le pathos de cette souffrance, c'est à dire une auto révélation de la sensation de la passion. Et même chez Kant, que le fondement de l'univers réel c'est la sensation, parce que tout ce que dit Heidegger sur l'ouverture au monde, sur le fait d'être au monde, l'être au monde dans sa pureté, ne peut pas expliquer la moindre existence. Et pour l'expliquer il faut remonter à la sensation. Il y a une sorte de choc émotif qui est l'empfidung, impression originaire (Urimpression). Partout où il y a l'homme il y a cela ou alors il n'y a pas d'homme. La phénoménologie née avec Husserl a étudié uniquement le da sein, c'est à dire l'être au monde l'ouverture au monde. Il fait sa démonstration sur un objet matériel: là le magnétophone, il a l'air de m'écouter mais vous comprenez qu'il n'est pas ouvert au monde: il n'a pas de monde, aucun environnement ne règne autour de lui, autrement dit le magnétophone ne touche pas la table. La table qui est là ne touche pas le mur (c'est la parole même de Husserl), parce que pour toucher le mur il faut le voir, il faut le sentir, il faut le toucher donc il faut déjà être ouvert au monde au sens d'être là au milieu des choses et donc c'est une définition métaphysique de l'homme que le da sein: chez Husserl elle s'appelle intentionnalité et j'essaie de montrer que avant cette ouverture au monde il y a un auto sentir qui est purement affectif que c'est là que ce déploie l'origine du monde.

   Je n'ai pas répondu à votre question?... (Michel Henry va reprendre pour que tout le monde comprenne qu'à partir du moment où la vie est d'abord présence à soi, on ne peut imaginer une vie inconsciente immergée dans la nature comme une force aveugle et que dans ces conditions on ne peut parler de panthéisme à propos de la pensée de Michel Henry- note de Joseph).

   J'y viens, il y a toujours un préalable nécessaire en philosophie. Joseph Llapasset me demande si la vie ... peut être immergée dans le tout...

Eh bien, là c'est en effet une question. Si on admet que le cogito chez Descartes, ça veut dire la vie transcendantale au sens de Husserl, au sens de ce s'éprouver soi-même, ce qui fait que nous sommes différents de toute chose dans le monde, d'une équation mathématique, ce qui fait la spécificité de l'être humain, sa condition propre. Eh bien, Descartes quand il dit cogito, il dit ego cogito; C'est à dire que parlant de cette nappe pathétique que j'appelle moi, cette sorte de couche fondamentale de l'être humain, que nous éprouvons nous-mêmes avant tout regard (il y a un sentiment pur de l'existence qui a été appelé par Rousseau sur qui il y a une page d'internet de Philagora) Descartes ne dit pas comme les philosophes français lui ont fait dire: il y a la chose et par ailleurs il est pensé, il ne dit pas il est pensé la chose mais il dit je pense: ego cogito. Cela implique toujours des ego; Voilà donc l'ouverture d'une dimension extraordinaire qui n'existait pas dans l'antiquité, qui n'était pas nettement aperçue, qui était confondue plus ou  moins avec l'apparaître de la nature, avec le monde, avec la visibilité. Il n'y avait pas cette espèce de distinction radicale qu'il y a précisément dans les religions qui sont avant la Grèce: c'est pour ça que Lévinas a eu raison de regarder avant la Grèce et que Heidegger s'est levé trop tard, c'est à dire qu'il a commencé avec la Grèce.

   Je comprends ce que veut dire Descartes: c'est comme une douleur, quelque chose qui s'éprouve soi-même. Une douleur vous ne la voyez pas, comme une angoisse: tout le monde est angoissé aujourd'hui mais vous n'avez jamais vu votre angoisse au coin de la rue.... L'angoisse, tout le monde l'a éprouvée mais personne ne l'a vue. Donc il y a un invisible. Descartes ouvre la dimension de l'invisible qui est quand même la dimension propre des religions. Descartes ne dit pas la vie transcendantale, il dit ego: je vis. Et d'ailleurs Husserl répétera ça: il dira: quand par hasard il désignera le cogito, sous le nom de cogito, je pense ça veut dire je vis, il dira JE.

   Voilà pour répondre à la question de Joseph Llapasset:
   Comment Descartes répond à votre question, je vais vous le dire: Descartes dit je pense donc je suis ce qui veut dire entre parenthèse que l'être n'est jamais premier, donc il y a toujours avant un don, il découle de quelque chose; Il faut que quelque chose apparaisse, soit sentie: mais, par ailleurs, Descartes répond à la question en disant je pense. Quant au fait de savoir que c'est moi qui pense, c'est là quelque chose de tellement évident qu'il n'est besoin de rien expliquer, utile de rien ajouter pour l'expliquer. Quand un penseur découvre quelque chose d'extraordinaire, il y a forcément dans cet extraordinaire quelque chose qu'il ne voit pas; Et cet extraordinaire c'est que ce que j'appellerai un auto-sentir et un ego. Donc le panthéisme est exclu dans une telle pensée. En effet un ego ou comme on dit en philosophie une ipséité, un soi, un soi transcendantal, fait que je n'ai jamais été tenté par le panthéisme, que je ne me suis pas posé cette question, à tort; j'ai toujours eu à faire à cette idée qui est réfutation de la vie, chez Schopenhauer d'où dérive toute la pensée moderne, et chez Freud qui est un héritier de Schopenhauer, et chez beaucoup d'autres: pour eux la vie c'est quelque chose d'impersonnel c'est quelque chose d'anonyme, d'inconscient et par conséquent une force brutale. Et c'est la raison pour laquelle avant mon intervention dans la phénoménologie française, il ne fallait pas parler de la vie parce que la vie ça voulait dire le nazisme ou alors (ça avait droit de cité dans la mesure où ça voulait dire l'inconscient freudien; Freud c'est une mine de contradiction très féconde: il dit que c'est l'angoisse); La vie est forcément un vivant. J'ai essayé de l'établir essayé de montrer comment et pourquoi il ne peut pas y avoir de vie impersonnelle mais pourquoi la vie est toujours sa vie. Ce qui était une intuition des monothéistes: le Dieu même est personnel. Dans les religions issues du judaïsme le Dieu et le fils de Dieu sont des individus. C'est quelque chose qui n'est pas ajouté de l'extérieur à une essence préalable: c'est le fait que la vie ne peut s'éprouver soi-même que comme un soi et que dans la mesure où ce soi est effectivement éprouvé, c'est forcément le vôtre, le mien.

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