° Rubrique philo-fac

- PHILO RECHERCHE - FAC

Michel HENRY entretien, sur le panthéisme, sous le chapiteau de Philagora à Montpellier, pour "La Comédie du Livre", le Dimanche 17 Mai 98 à 15 heures.   

 "La crise du monde actuel comme oubli de la vie"

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-C'est ce qui m'a intéressé dans le christianisme, j'ai montré comment, si on lit Jean qui m'intéresse particulièrement car c'est quelqu'un d'effarant, il n'est pas concevable (avec l'idée qu'il se fait de la vie) qu'elle ne soit pas le Verbe et le Verbe c'est le contraire de l'inconscient, c'est une révélation, c'est une parole: il y a un logos fondamental et en plus c'est chaque fois quelque chose d'individuel; Déjà c'est implicite dans le judaïsme parce que Dieu parle toujours à quelqu'un et le quelqu'un lui répond, c'est un dialogue étrange.... Est-ce que sont des fables ou est-ce que cela tient à la racine métaphysique des choses qui comme le disait gentiment Joëlle tout à l'heure va plus loin que notre pensée moderne qui me paraît, comment dirais-je, quelque peu superficielle: il y a donc des intuitions qui sont absentes du champ biologique ou culturel où nous vivons, et dans lequel on nous éduque. Dans  ce champ se passe aussi l'évolution de la technique et de l'économie, je regarde pas les nouvelles heureusement, ça me rendrait neurasthénique...

On finira par avoir 3 constructeurs automobiles dans le monde: on nous explique que ce sera merveilleux; passons... Naturellement voilà pourquoi je me suis intéressé à Marx parce que tout ce développement qu'il est le seul à avoir compris vraiment, il l'a toujours vu à partir de cette base d'individus: il n'a jamais pu penser ça comme la science moderne, la science objective qui imite la physique (comme l'économie). La physique, la chimie, la biologie ont parfaitement le droit de procéder comme  Galilée leur a dit de faire: c'est à partir de là que ça a commencé. c'est le seul qui ait appliqué la géométrie à l'atomisme et à partir de là il a ouvert le champ de la science moderne. Mais les autres sciences veulent faire pareil! elles croient qu'il y a des objets, qu'il faut trouver les lois de ces objets, que ces objets se montrent objectivement, dans l'évidence etc...

   Une dernière remarque sur Descartes: lorsque Descartes va découvrir l'essence intérieure de la souffrance, de ce qui permet à chacun le sentiment de s'éprouver lui-même avant d'éprouver quoi que soit d'autre, alors il a donne congé à l'évidence, au voir. Le cogito surgit dans la deuxième Méditation Descartes dit des choses sensibles dont il faut faire la connaissance, des choses intelligibles qui nous permettent de faire cette connaissance, la géométrie et la mathématique, avec l'hypothèse du malin trompeur qui veut dire l'évidence: l'évidence c'est ce qu'on voit devant, or nous voyons devant non seulement les choses sensibles mais le pur rapport abstrait, ce que veut dire plus grand que; plus grand que c'est l'objet d'une intuition au même titre qu'une chose spatiale. Descartes a douté de ça, il a douté de tout et donc il a mis en cause l'évidence, la vision. C'est à ce moment là seulement qu'il a découvert non pas la cogitatio mais cette révélation par laquelle une angoisse se révèle à elle-même; Or dans l'angoisse il n'y a pas de monde. Alors il dit l'idée c'est la forme de toute pensée.

   Il faut comprendre que lorsque quelqu'un a fait une découverte essentielle dans l'histoire de l'humanité, il ne sait pas comment dire: il n'existe pas de système conceptuel, pas de terminologie , c'est à dire de mot, pour dire ça. Voilà pourquoi la philosophie c'est du charabia: lorsque Husserl veut vous dire ce qu'il veut dire il utilise transcendantal qu'il n'emploie d'ailleurs pas dans le sens de Kant: ça devient difficile, voilà pourquoi d'ailleurs il y a des professeurs de philosophie pour ça et donc il faut que tout le monde gagne sa vie, il faut maintenir quelques emplois assez importants...

   Descartes, congédie l'évidence, lui le mathématicien.
   On ne cessera de nous répéter pourtant, de nous seriner pendant toute notre vie (même des gens qui n'y connaissent rien) que la vraie connaissance c'est la connaissance mathématique d'un monde réduit à un monde de trois, quatre dimensions alors qu'il peut y en avoir autant qu'on veut...
Descartes voit l'homme comme une âme, le reste ce n'est pas de l'homme, dans une espèce d'éclair fulgurant d'humanité se produit un partage: il y a la science qui va se développer, (on ne va plus parler que de ça) et l'autre découverte fulgurante, le soi, on ne va plus en parler du tout, sauf dans les cercles fermés de la recherche phénoménologique. Et encore il y a des tas de bonshommes comme Heidegger qui diront: il n'y a pas d'intériorité!

   La crise du monde actuel, c'est ce déséquilibre: pourquoi n'a - t -on été attentif qu'à l'une des fondations cartésiennes et pas à l'autre? Nous sommes tous victimes de ce déséquilibre. Surtout que la science est spectaculaire alors que l'invisible....

   Evidemment quand ça commence à s'appeler l'angoisse c'est différent, quand ça commence à s'appeler une expérience originaire du temps, c'est à dire de la temporalité, quand on voit que c'est là que ça se passe ... que par exemple c'est très difficile de savoir s'il y a un temps dans la nature, le temps qui nous sépare du big bang. Est-ce qu'il y a un temps?

    IL y a une sorte de barbarie sur le plan intellectuel une sorte de lacune abyssale, comme s'il fallait se presser de croire que toute science est objective. Ces savoirs sont d'un autre ordre, quand on réfléchit aux questions que se posait Nils Bor, au formidable travail d'imagination qu'il a fait pour connaître quelque chose qui lui échappe. Car la grande rupture dans la physique, le grand progrès c'est le moment ou les paramètres sont devenus indéterminés, ont été mangés par l'indéterminisme. Plus on connaissait, plus il y avait quelque chose de fuyant. Or il se trouve que pour l'âme c'est comme ça: dès qu'on veut connaître l'âme, on se trouve en présence d'une situation analogue à celle de la physique quantique, c'est qu'on ne voit pas. Donc tous les repères, toutes les structures d'évidence qu'on possède ne jouent pas; et cependant si nous devons penser cela, la pensée use de l'évidence, donc penser l'âme est une aporie.

   Ce qui est très intéressant c'est de voir comment cette aporie est surmontée: de deux façons, par ce que Husserl appelle la réduction  (et là il se casse la figure parce qu'il essaie de penser sa vie transcendantale): il dit au début, si je perçois je peux avoir l'évidence de mon acte de percevoir la table, de ma cogitatio. Si je suis cogitation, comment je connais la cogitation? Et bien par une  évidence, par une vue claire et nette ... et puis après il ne trouve plus rien, un flux héraclitéen, qui disparaît. Comment penser ce qui n'apparaît pas dans la sphère de visibilité? Il faut voir avec les yeux de l'esprit: c'est l'aporie!

   Alors il faut dire deux choses: qu'il y a une méthode en phénoménologie qui est aussi difficile que la méthode en physique quantique, et puis il y a autre chose, c'est que la question est déjà résolue! Comment connaître la douleur si je ne peux pas la voir? Il se trouve que je la connais déjà! Comment? par la douleur elle-même, c'est ça qu'on appelle la vie. c'est le fait que, à cette question sans solution, sur le plan de la pensée, la réponse a toujours déjà été donnée. Et c'est ça qui va s'appeler Dieu ou la vie dans les monothéismes. C'est au-delà de la Grèce qui n'a pensé que l'intelligible. Ce que Platon a compris c'est qu'il y avait des archétypes intelligibles et qu'il fallait les connaître pour connaître les choses. Je ne peux connaître une table si je suis livré à ma sensibilité, mais c'est parce que j'ai l'idée de la table que j'organise toutes ces sensations qui ne serait que chaotiques sans ces idées. J'ai idée de la table, j'ai l'idée d'êtres humains, j'ai l'idée de la tente (plac!) tout cela est plaqué: alors je perçois ce qui est là. Mais si c'était livré à la sensation pure je serais complètement perdu, comme un être vivant plongé dans un autre milieu.

   Alors voilà pourquoi pas de panthéisme, parce que toute vie est nécessairement individuelle c'est à dire que tout affect ne peut s'éprouver qu'à la manière d'un s'éprouver soi-même et donc qu'il y a un soi à l'oeuvre là dedans.

   Il y a quand même quelques réflexions majeures sur le soi, chez Freud, chez Kierkegaard dans un texte très court et lumineux qui s'appelle Le traité du désespoir où il dit ce que c'est que le soi, que le soi est forcément désespéré: il y a une angoisse qui monte du soi et cela appartient à sa structure même. C'est extraordinaire! il y en a autant à connaître que dans la physique quantique. (il y a moins de crédits..., on fait comme on peut). On arrive quelques fois à toucher 10 000 frs tous les 10 ans pour dix facultés qui se mettent ensemble pour la philosophie. Au CNRS quand j'y étais, je m'en suis rendu compte, si vous demandez un crayon, si vous demandez 105 frs, 50, il n'est pas possible de l'avoir. Si vous demandez 105 milliards lourds, alors là on commence à dire ça doit être intéressant.


   Jean-Marie SAYAD (un lycéen de terminale S): Monsieur le professeur, vous avez parlé tout à l'heure de la souffrance comme si elle avait sa source dans l'intériorité alors qu'elle semble provenir de l'extérieur. Pouvez-vous nous expliquer ce point?

   Michel HENRY:
   la souffrance n'est possible qu'à l'endroit où il y a quelque chose qui se touche soi-même. Dans l'extériorité rien ne se touche. La table ne touche pas le mur, le magnétophone ne touche pas la table. Dans le monde rien ne se touche soi-même. Ce qui se touche soi-même est invisible. Naturellement cette souffrance se projette sur les choses. Par exemple le danger c'est la peur. Si vous voyez un film expressionniste, tout ce qui est filmé c'est fait pour donner peur, parce que justement parce que les choses ne sont jamais les choses au sens de la physique ou de Galilée, ce sont toujours des choses qui ont une couche, elles sont justement dangereuses ou pas: si vous faites de la montagne, là il y a mille mètres, vous avez peur, c'est votre angoisse qui fait que tout ça est dangereux. S'il n'y a pas votre âme, vous ne pouvez pas savoir qu'une chute de pierres là-bas va tuer des gens. C'est toujours à partir de ce savoir intérieur que la souffrance vient toujours. Et tout ce qui est humain vient de l'intérieur. Cela n'empêche pas de se projeter sur les choses, comme une sorte de couche affective qui fait que l'eau paraît rafraîchissante parce qu'on aime bien se baigner. Cela renvoie à une sensation projetée. Mais la sensation ne s'éprouve jamais au lieu où elle est projetée.
   La réponse de Descartes au "j'ai mal au doigt",  le doigt au sens physique (le doigt humain est en réalité habité par une subjectivité, il touche): je perçois mon doigt comme pouvant toucher, et je perçois comme pouvant toucher et être touché. Je ne vois jamais ses yeux au sens d'un ophtalmologiste, je vois son regard. C'est parce que la perception du corps est une chose très complexe. Descartes a voulu démontrer que si j'ai mal au pied, si on me donne un coup de pied, la douleur ne peut s'éprouver que là où il y a contact immédiat: et par conséquent là elle est projetée. Il a feint que la douleur n'est pas là où nous l'avons projetée (illusion de l'amputé qui n'a plus de jambe et ressent sa douleur au bout de sa jambe qui n'existe plus). CQFD. c'est abyssal! C'est une clé.

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