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- PHILO RECHERCHE - FAC

Michel HENRY  et SPINOZA

 Par Roland  Vaschalde 

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Qui parcourrait les milliers de pages à ce jour publiées par Michel Henry à la recherche de références essentielles consacrées à la pensée de Spinoza le ferait en vain et serait tout naturellement enclin à conclure qu’il s’agit à ses yeux d’un philosophe d’importance parfaitement subsidiaire. Il sera d’autant plus troublant de découvrir alors que son premier travail, un mémoire rédigé à la fin de la guerre et réédité en 1997 par l’Université Saint Joseph de Beyrouth, s’intitulait  Le Bonheur chez Spinoza. (1)

Cette première expression henryenne, centrée particulièrement sur une méditation de L’Ethique, est donc désormais à la disposition de quiconque souhaiterait analyser la généalogie de l’œuvre de Michel Henry, en soulignant peut-être la présence déjà remarquable d’éléments essentiels que les développements ultérieurs approfondiront à l’aide de nouveaux outils conceptuels, par exemple quant à la compréhension de la vie comme affectivité. La thèse récente de Jean-Michel Longneaux vient d’explorer cette nouvelle voie de recherche et, pour notre part, notre contribution visera à tenter de montrer  comment la marque  de cette imprégnation précoce dans la pensée spinozienne pourrait être retrouvée au cœur même de ce qui constitue aujourd’hui l’état le plus avancé de la phénoménologie matérielle. Pour cela nous confronterons tout particulièrement le Traité théologico-politique avec les analyses menées principalement dans C’est moi la vérité et soulignerons de troublantes et profondes connivences.

Une évidence, que nous qualifierions aujourd’hui de phénoménologique, parcourt intégralement le texte du Traité : la réalité de l’individu comme fondement inaliénable des structures englobantes (les institutions politiques, religieuses) qui, en un second temps, paraissent au contraire le déterminer totalement. En effet, la notion d’individu n’y est pas déduite d’une quelconque série d’analyses philosophiques mais utilisée immédiatement, en relation à d’autres avec lesquelles elle semble entretenir des liens si intimes qu’elles contribuent, en réalité, à faire comprendre en retour sa pleine signification : le droit, la liberté, la vérité, qui ne sont donc pas, on le voit, des concepts de second ordre.

Une remarque, qui dépasse le simple domaine d’une analyse  terminologique, permet de s’approcher au plus près de la signification que nous attribuons à ces textes : dans la plupart des cas, toutes ces notions apparaissent indissolublement définies par le même adjectif qualificatif. Il est question de droit naturel, de liberté naturelle, de lumière  et de connaissance naturelles. Au point que cet usage nous deviendra le signe et l’indice de cette pétition de principe auto-fondée qui établit l’individu et ses attributs essentiels comme une réalité de fait et non de droit ou de raison.

Si l’on fait retour, par exemple, sur la question de la chose politique, Spinoza affirme dans le chapitre intitulé ‘ Des fondements de la démocratie’ comment celle-ci doit être tenue pour la meilleure des formes d’organisation de la cité pour la raison qu’elle repose tout entière sur la dévolution par l’individu à la collectivité des prérogatives qui lui appartiennent par nature, qui constituent sa ‘ liberté naturelle’ concrètement exprimée dans le ‘ droit naturel’, et qu’elle est donc celle qui s’en éloigne le moins. De telle façon que l’Etat, considéré à cette lumière, apparaît non comme un naturant mais comme un naturé  en soi dépourvu de toute suffisance ontologique, laquelle lui est conférée, même si c’est de manière inaperçue, par les individus qui le composent -- au sens où l’on dit qu’un musicien compose une symphonie. -- Et l’on sait combien ce sera un thème fort de la pensée de Michel Henry de déconstruire, dans le sillage de Marx (3), les prétentions surdéterminantes et hégémoniques des superstructures politiques et économiques ( les classes sociales, le capital) en mettant à jour leur généalogie véritable, leur ancrage dans la réalité irréductible des individus vivants. Thèses qui, en relation avec le texte de Spinoza que nous interrogeons, pourraient être complétées par l’article intitulé La Vie et la république (4) qui développe une critique inquiète de l’écart de plus en plus grand existant dans nos démocraties modernes entre les préoccupations quotidiennes des citoyens et les décisions d’instances politiques dites ‘représentatives’ mais regroupant des professionnels de la chose publique spécialistes de ‘l’affaire générale’, de ‘l’affaire de tous’, c’est à dire aussi bien de personne dès lors que la seule réalité qui vaille est celle des individus chaque fois déterminés par leurs besoins subjectifs spécifiques.

Cette reconduite obligée à la réalité individuelle comprise comme ultime fondement va nous amener à déceler le caractère proprement phénoménologique qui la définit en dernier ressort comme telle dans le texte du Traité : la passivité à l’égard de soi de son être, ce qui est tout également une des intuitions les plus radicales et les plus caractéristiques de la pensée henryenne. Si cette thèse est juste, et compte tenu de l’extrême importance de son enjeu théorique, il convient de repérer la constellation de concepts qui viennent la corroborer.

Sans doute n’est- elle nulle part plus explicite que dans ce texte du chapitre ‘ Liberté de penser dans un état libre’ qui nous servira de point de départ dans cette tentative d’interprétation : aucun souverain, nous dit Spinoza, ne pourra se « dérober à la nécessité de souffrir que les hommes jugent de toutes choses suivant leur complexion propre et soient affectés aussi de tel sentiment ou tel autre. » (5) . Notons au passage ce voisinage loin d’être insignifiant entre l’évocation de la liberté de pensée et celle de l’affectivité  sur lequel il faudra revenir. Mais d’abord continuons dans le sillage de ce premier texte pour remarquer, à propos du droit naturel qui se confond avec cette liberté de pensée, que « personne, le voulut-il, ne peut s’en dessaisir. » Comment ne pas voir là, sous l’apparence d’une notation somme toute adventice, la portée immense de cette intuition que Michel Henry inscrira au cœur de sa phénoménologie : toute liberté repose sur l’anti-essence de sa  non-liberté, tout vouloir sur une nécessité indépassable qui n’est autre que le fait même, pour un vivant, d’être livré à soi-même sans l’avoir voulu dans cette passivité première qui, ainsi, le constitue pourtant comme sujet. D’où cette conséquence en forme de paradoxe selon laquelle ce qui pourrait sembler la faiblesse la plus extrême se trouve dans le même temps identifié à une force parfaitement invincible, celle de la Vie absolue sur laquelle chaque individu vivant fait fond et qui est en réalité la chair de sa chair, l’ipséité fondatrice de son ego. Thèses ultimes particulièrement développées dans C’est moi la vérité(6) et qui pourraient avoir pour corollaire cette impuissance ontologique évoquée par Spinoza quant à la possibilité pour un pouvoir dictatorial de se maintenir autrement que momentanément, comme « ce gouvernement…le plus violent qui dénie à l’individu la liberté de dire et d’enseigner ce qu’il pense. »
« …ce qu’il pense. » Constamment Spinoza tient pour plus essentielle la liberté de penser par rapport à celle d’agir, à laquelle le contrat démocratique  entraînera à renoncer dès lors qu’elle sera considéré comme
menaçante envers un État défini par le libre abandon par l’individu de certaines de ses prérogatives en vue du bien commun. On pourrait évoquer à ce propos la prudence politique de Spinoza, le contexte historique de ces considérations, voire un préjugé de philosophe surévaluant ce qui relève du domaine de la pure pensée…Tous ces arguments nous éloigneraient pourtant de l’intériorité d’une réflexion que nous avions provisoirement laissée de côté et à laquelle il convient maintenant de faire retour.

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Roland Vaschalde Montpellier : septembre 2000

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