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Jacques Derrida 

Les devoirs de notre «communauté»

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Texte d'après une communication faite les 28 et 29 septembre 1994 à Lisbonne, au Parlement International des Écrivains.

Émancipation et autonomisation: je désigne ainsi la responsabilité que nous devrions à la fois penser et inscrire dans des œuvres. Il y va des Lumières de demain, de la démocratie à venir et des rapports de la littérature avec toutes les instances du théologico-politique. Nous pourrions identifier une diversité quasiment infinie de modes de persécution, d'interdiction, de marginalisation, de censures (déclarées ou non). Cela requiert un travail sans fin, près de nous et dans les démocraties fières d'elles-mêmes. Mais l'urgence, maintenant, ne se limite pas aux complots contre la liberté de parler et díécrire, au terrorisme mondial, aux armées de tueurs dépêchées ou tolérées par certains États, à l'alliance de l'archaïsme et de la panoplie high tech. Non, c'est que les coupables se prétendent chargés de mission théologico-politique. Ils déclarent la guerre à ce qui, pour le dire trop vite, bien sûr, accorde à la tradition moderne de la démocratie et des Lumières non seulement la tolérance mais le droit inconditionnel à la littérature, à la publication díune pensée et díune critique libres, à l'invention de formes et de langues, à l'indépendance des arts et des sciences. Une histoire complexe lie une certaine idée de la démocratie à venir à l'institution moderne de la littérature. Ce sont là des questions neuves, redoutables et que nous ne devons pas fuir. La menace la plus massive (car il y va de pouvoirs étatiques réels ou virtuels et de dimensions macrodémographiques), la plus pressante (en cours d'accélération et d'intensification), la plus ouvertement déclarée aussi, nous savons qu'elle vient de pouvoirs politico-religieux qui nient par principe les droits inconditionnels dont nous nous réclamons ici. Et récusent du même coup l'inconditionnalité du droit à la vie: quiconque affirme le droit à la littérature s'expose ainsi à la mort. Nous le savions, nous le vérifions mieux que jamais au moment où la technique porte la parole et l'écrit tellement plus vite et tellement plus loin: quand elle ne s'asservit pas à la grégarité, la littérature peut devenir plus dangereuse que jamais.

La grande épreuve est donc venue. Pour identifier l'origine de cette terreur, il ne faut pas pas toujours ni seulement incriminer en tant que tels des mouvements politico - religieux, des forces étatiques ou même ce qu'on appelle désormais des intégrismes (islamique ou non, car les alliances entre les intégrismes sont profondes et complexes). Non, il ne s'agit ici ni du religieux ni même du fondamentalisme comme tel. Il faut discerner entre des interprétations de la tradition religieuse. Ni l'appel de la foi, ni même le fondamentalisme ne signent d'eux-mêmes ces messages de mort et de terreur.

Il y a là un contrat haineux et obscur, armuré d'obscurantisme même quand il exploite les stratégies de la techno-science moderne : le contrat entre une allégation religieuse et certaines forces à la fois phantasmatiques et économico-politiques. Elles trouvent leur intérêt commun dans cette incorporation mortifère de la religion. Policière et techno - militarisée, n'est-ce pas là une figure sans précédent de l'onto-théologie politique ?

 

Jacques Derrida - Professeur à l'EHESS -Libération, 4 novembre 1994

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