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Jacques Derrida

Les devoirs de notre «communauté»

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Texte d'après une communication faite les 28 et 29 septembre 1994 à Lisbonne, au Parlement International des Écrivains.

Nous essaierons notre force d'invention à l'épreuve de deux antinomies.

1.La langue d'abord : ce n'est pas le médium transparent mais le corps sur lequel intellectuels, écrivains, savants, artistes signent ce qu'ils pensent, et sont et font. Or, il nous faut frayer ici une voie entre deux lois contradictoires. Il y a des langues hégémoniques. Le Parlement a déjà dû y céder en fait en installant son langage officiel en Occident, dans le couple anglo-latin. L'anglais-américain s'impose irrésistiblement, ne le dénions pas, comme unique (deuxième) langue planétaire. Or, il nous faut à la fois tirer parti de cette domination partout où elle peut assurer des trajets de traduction univoque et cependant, comme cela s'inscrit dans nos projets, protester contre elle, cultiver tant d'autres idiomes, les œuvres, les cultures et les mémoires qui y respirent. Les «cultiver», ce n'est pas seulement les protéger mais les exposer au dehors, sans les replier sur le particularisme national. Un idiome n'est jamais pur, ni propre ou réappropriable. L'affirmation qu'il appelle ne se lie pas nécessairement à la passion ethnocentrique ou nationale. Elle devrait en libérer. C'est à une interprétation discutable de la littéralité ou de l'idiome (et de la religion elle-même!) que s'en tiennent les fondamentalismes qui traquent aujourdíhui la littérature. Pas de littérature sans une réaffirmation de l'idiome et de la lettre mais pas de littérature qui ne s'affranchisse du dogme, du purisme et du littéralisme. L'endurance de cette antinomie appelle une autre politique de la langue et de la traduction. Peut-être le mot de «politique» lui-même ne sera-t-il plus approprié, à moins qu'on ne le soustraie aux concepts hérités, là où domine encore une certaine figure de la souveraineté État-nationale. Nous pourrions aussi rappeler les grimaces phallocentriques de cette figure: les marques de la différence sexuelle sillonnent cet espace, et précisément là où s'exercent les discriminations les plus meurtrières.

2. La même antinomie se réfléchit dans l'espace public dominé par des pouvoirs dits médiatiques. Leur emprise nationale et mondiale níest plus délimitable. Leurs modes d'appropriation et de pénétration s'accélèrent, ils se raffinent et se compliquent chaque jour. Ils investissent la totalité de líespace techno-scientifique, économique, politique et juridique. Là encore, tout en revendiquant líautonomie au regard de ces micro et macro stratégies, on ne saurait rompre avec elles sans se vouer d'abord à l'inaudible et à l'invisible. Ne cédons pas à une contre-démagogie en attaquant les médias en général, comme s'il n'y avait là quíun seul front. Ce serait hypocrite et suicidaire. Les lignes de front ne se déplacent pas entre médias et autre chose, médias et «autonomie», etc., mais entre plusieurs styles ou modalités díinscription dans líespace public. À ce que le « document préparatoire » dénonce justement («complexe médiatico-intellectuel», «logique du show business», «recherche cynique de la visibilité à tout prix») n'opposons pas le murmure confidentiel, mais une autre dynamique de líinformation, une autre éthique et un autre rythme de la prise de parole, une autre politique de la discussion. Non pas contre mais avec les professionnels des médias, en nous alliant du moins à ceux qui partagent nos exigences. Il y en a plus qu'on ne le croit qui résistent dans l'ombre. Puis des complications surdéterminent aussi la machine médiatique. La capitalisation monopolisante, l'homogénéisation mondiale, les «autoroutes de l'information» multiplient les possibilités de contre - pouvoirs (effraction, simulacre, parasitage, résistances internes et externes). Plus l'appropriation s'étend, plus elle expose une surface vulnérable, poreuse, ruineuse. Pour le meilleur ou pour le pire. Le pire, ce sont par exemple les mafias qui font effraction dans les réseaux informatiques de téléphone mobile (phénomène qui inquiète les États-Unis en ce moment). Le meilleur, ce sont les voies par lesquelles nous pourrions infiltrer ces systèmes de communication, les soustraire à leur plus forte pente et les gagner, autant que possible, à notre cause. Non pas en vue de quelque autonomie absolue, (il n'y en a pas, et on pourrait montrer qu'il n'en faut pas), mais en infléchissant des processus d'émancipation à la fois déterminés et interminables.

=> Émancipation et autonomisation

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