=> Dé-chaînement
de la folle du logis ! (pages 57, 58)
"Ayant,
comme on le voit, complètement perdu l'esprit il lui vint la
plus étrange pensée que jamais fou ait pu concevoir ... Il ne
songea plus qu'à mettre son projet à exécution."
"comme
on le voit" : c'est évident. Cervantès ne perd
jamais le Nord, le point de vue de l'objectivité: si pour la réalisation
d'un songe Don Quichotte est prêt à sacrifier la réalité de
son entourage proche, c'est qu'il a perdu le sens de la mesure,
qu'il a perdu l'esprit, qu'il est devenu complètement fou, du
moins aux yeux de la sagesse telle que la conçoit Cervantès.
Le personnage a perdu l'esprit c'est à dire le pouvoir de
distinguer la réalité et l'irréalité, le pouvoir de
critiquer, en séparant le vrai du faux, ce qui correspond à la
réalité de la perception et ce qui correspond à l'irréalité
de l'imaginaire. Dès lors il ne peut être que le jouet de son
imaginaire.
"il
lui vint" : il s'avisa de, comme dans le jaillissement
d'une invention. La vraie vie est ailleurs, il faut aller
ailleurs pour la vivre.
"Bon
et nécessaire" : bon pour lui, pour sa gloire, pour
la plénitude de son existence, et nécessaire pour le service
de sa patrie.
"Chevalier
errant": le chevalier était un seigneur ayant les
moyens financier pour assurer l'armement à cheval. Chevalier
errant désigne un chevalier qui allait avec son cheval et son
armure par le monde pour réparer les torts et les injustices,
pour montrer plus simplement sa valeur physique, sa force et
morale, son courage au cours de tournois qui étaient organisés
près des châteaux. "Errant" parce qu'il va
de côté et d'autre, voyageant ainsi à l'aventure en comptant
sur le hasard de rencontres fortuites ou sur la Providence, la
main de Dieu qui le guiderait vers des nids d'injustices.
Le chevalier
errant est une figure de l'imaginaire qui ne s'en tient qu'au
symbolique, qui veut créer sa vie au coup par coup pour ainsi
dire par des coups d'éclats et refuse la continuité qui
tisse la vie par des enchaînements bien conduits. Dès lors la
source de sa vie est confiée à l'impulsion, à l'imaginaire:
c'est un vagabond qui refuse les racines. On ne peut dire que sa
vie a un sens, puisque, à chaque période elle change de sens
ce qui interdit de la comprendre et élève un mur entre lui et
celui qui a gardé le bon sens.
En
se livrant à l'imagination du moment il a perdu l'esprit, en se
livrant à l'imaginaire il renonce à toute possession et en ce
sens, se consacre à la pauvreté ce qui le fait dépendre de la
générosité de ceux qu'il rencontre.
"Le
pauvre": cette intervention de Cervantès sonne comme
un rappel à la réalité. Nous y voyons la pitié et la bonté
du narrateur.
"se
voyait déjà": il s'agit, ici encore, de la confusion
entre imaginer et percevoir: l'hallucination est à l'horizon
proche.
"Le
plaisir singulier": le plaisir de sentir la réalisation
de l'impossible et d'en jouir à l'avance. Singulier parce que
différent des autres plaisirs puisqu'il ne s'agit pas d'une
consommation d'un objet mais d'une satisfaction de croire à la
réalisation de l'impossible. Le plaisir de sentir rien qu'en
imaginant, plaisir raffiné et rare, mais qui accompagne les rêveries.
"Emporté"
: il est pour ainsi dire "ravi". Il ne s'agit plus de
contemplation mais d'actions qui vont découler et se nourrir
des rêveries. La structure de sa conscience s'est fixée et
avec la souplesse de sa conscience, il a perdu sa liberté.
"Mettre
son projet à exécution": posséder l'objet de son désir,
de sa passion, réaliser un songe, goûter effectivement le
charme d'un songe. S'il n'avait pas perdu son bon sens, cela lui
paraîtrait impossible. Mais il est tellement touché par la
force de ce qu'il imagine qu'il ne doute pas un instant qu'il le
voit déjà effectivement réalisé. De ce fait, il prend ses rêveries
pour la réalité, elles lui semblent effectivement réalisables,
il est emporté avec autant de force que s'il vivait déjà la réalisation
d'un songe.
=> Nous
venons d'assister à la naissance de l'illusion et de
comprendre, grâce au narrateur,ce qui fait sa force. La
puissance de l'imagination c'est qu'elle peut convoquer
l'imaginaire mais c'est aussi que cet imaginaire peut aliéner
pour peu que l'esprit d'examen ne s'exerce plus. L'imagination
fabrique un irréel, mais il arrive que dans la tête de celui
qui imagine cet irréel soit considéré comme réalisable. En
ce sens le bonheur est un idéal de l'imagination, mais celui
qui a perdu le bon sens ne le sait pas. Faut-il le lui dire?
Est-il en mesure de l'entendre?
Vers:
Don
Quichotte ...
Sur le chapitre premier .Page
4. L'imagination et l'institution
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