=> L'imagination
et l'institution (pages 58 à 61)
Le
plus grand des fous n'est-il pas celui qui, se prenant pour le
créateur, institue symboliquement en s'imaginant que la dénomination
suffit à faire paraître une réalité en accord avec ce qu'il
imagine? Donner un nom, en effet, c'est instituer un ordre
imaginaire, hiérarchique, en se prenant pour un dieu
organisateur, un démiurge. On a pu dire que le pouvoir de
l'imagination était celui d'un démiurge.
Tant
que la perception résiste à l'imaginaire, dans le choix du
statut et du nom de la rosse force est de faire quelques
concessions à la réalité (Don Quichotte s'appelait Quichada
et rossinante présente l'aspect d'une rosse). Mais lorsque
l'objet est absent, l'imagination se déchaîne et ne retient
plus comme rapport à la réalité qu'un quelconque nom de
village (Dulcinée du Toboso).
=>
Si un chevalier errant est d'abord celui
peut assurer l'armement à cheval, Don Quichotte, pour mettre
son projet à exécution se doit de posséder un armement et un
cheval qui convienne au chevalier qu'il veut devenir. La
perception, il est vrai, ne révèle rien de semblable si on
considère la réalité des armes rouillées et celle du cheval,
une rosse efflanquée qu'aucun traitement réel ne saurait améliorer
effectivement.
Seul le pouvoir
de l'imagination qui tient radicalement au symbolisme de la dénomination,
saura restaurer tout ce qui ne peut être restauré.
Pour ce qui est des armes, et en particulier de l'armure, il est
possible de les restaurer, de leur donner une belle apparences:
tout doit briller, refléter la lumière, éblouir,
impressionner, donner à imaginer la valeur de celui qui les
porte. L'arme est symbole.
Ce qui peut être réparé est réparé, restauré dans l'état
premier, autant que faire se peut.
C'est
plus difficile pour ce qui manque, on va devoir se contenter
d'une apparence, d'un reflet, d'une image. Le heaume, ce grand
casque qui revêtait la tête et le visage des chevaliers et qui
terrorisait les simples, sera fabriqué d'abord avec du carton.
Comme il ne supporte pas l'épreuve de l'épée, on renforcera
le tout avec des tiges de fer. Ainsi l'image ne garde qu'une
lointaine ressemblance avec ce dont elle est le reflet. Mais
cela n'arrête pas Don Quichotte, l'imaginaire peut très bien
être représenté par un objet imaginaire, comme dans les jeux
d'enfants, par le jeu d'une institution.
Ajoutons
que le heaume c'est aussi ce qui masque la réalité du visage,
donne à imaginer la noblesse; dans le blason, le heaume
souligne la noblesse du chevalier.
Si les armes sont restaurées ou remplacées par une image, la tâche
est impossible pour la rosse: un traitement symbolique peut, aux
yeux du personnage, l'améliorer. En lui donnant un nom éclatant,
le gentilhomme compte sur le pouvoir de l'imaginaire pour
transformer la rosse en rossinante, comme, dans l'ancien temps
le maître commençait par donner un autre prénom que le sien
à la domestique, "la criada" qu'il engageait.
Rossinante garde quelque chose de la rosse, c'est donc toujours
le cheval, mais le nouveau nom l'ouvre à un avenir de gloire,
celle que son cavalier va conquérir. Son nom ne sonne-t-il pas
comme la trompette au début d'un tournoi.
Ainsi
lancé dans les artifices de la dénomination, le
gentilhomme peut maintenant transformer son nom (Quichada) comme
il a transformé l'armure et le cheval. C'est d'autant plus légitime
qu'il répond maintenant à la définition du chevalier alors
que l'ancien nom ne répondait pas à cette définition.
Don Quichotte, comme Rossinante, ces deux noms gardent un
rapport à la réalité de l'ancien nom, mais le transfigure en
fonction de la conversion du gentilhomme et de la rosse.
=> On
notera l'intervention du médiateur et modèle: Amadis de Gaule,
cela nous permet de comprendre le complément du nom, Don
Quichotte de la Manche. S'imaginer par ce choix honorer la
Manche, c'est s'inscrire dans l'être comme si la gloire pouvait
s'étendre dans le temps au point de rejaillir sur une région.
Qu'est-ce qui peut bien manquer à Don Quichotte pour devenir le
chevalier qu'il rêve d'être? Les armes brillent, le heaume est
bien là pour l'imagination, le cheval aussi pour peu qu'on
ferme les yeux et qu'on ouvre les oreilles à son nom éclatant.
Et
l'amour? Comme dans l'amour courtois, il est bon que la belle
soit quelque peu inaccessible. Il choisit donc une belle qui lui
a refusé ses faveurs et qui ne s'est même pas rendue compte
qu'il la regardait ; là encore il procède à la dénomination
sonore, Dulcinée doit évidemment être douce dans la réalité.
Il lui enlève donc son nom et lui en donne un tout autre,
contrairement à "Rossinante" et "Don
Quichotte" qui gardaient un lien avec la réalité. Il
s'oriente alors vers l'imaginaire sans mélange de quoi que ce
soit de réel. C'est d'autant plus facile qu'il ne l'aperçoit
pas: c'est le pur fruit de ses songes.
Dans
les trois cas, il s'est détourné du monde extérieur pour se
tourner vers le monde intérieur et en être le musicien: les
trois noms sont harmonieux à son oreille par le jeu des
consonnes et des voyelles, l'union des contraires. Chaque nom
lui paraît singulier, n'ayant rien à voir avec la
vulgarité des noms populaires; significatifs dans la
mesure où ils portent un sens radicalement imaginaire dont il
est le maître.
Jusqu'à
sa désillusion, Don Quichotte sera fidèle à ce choix et
refusera de voir la vulgarité des êtres, des bâtiments qu'il
rencontre sur son chemin. Plus on l'avertira et plus il
demandera à la puissance de l'imagination de le sauver. La
vraie vie est ailleurs.
Vers
Sur le chapitre
second: .Page
1. Puissances
de l'imagination: l'institution, l'ordre et l'imaginaire
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