=> Grâce
à ses lectures, notre personnage principal se plonge dans les
romans de chevalerie, c'est à dire dans l'imaginaire narratif:
le corrélatif noématique de la conscience imaginante qui fait
exister (être pour quelqu'un) ce qui est absent dans la réalité
du présent, donnant ainsi par un acte de verbalisation
symbolique ce qui est absent ou ce qui est irréel; en exerçant
le pouvoir de faire surgir ce qui n'est pas dans ou à la place
de ce qui est, de remplacer magiquement une adaptation difficile
à la réalité par une adaptation facile: s'arracher au donné,
s'absenter, en se tournant vers l'irréalité pour se réfugier
dans l'intériorité d'une subjectivité subjuguée, ravie par
le discours de l'imaginaire.
Mais cela ne va pas sans risque!
Il
peut arriver alors ce qui arrive au lecteur qui "n'examine
pas assez pour bien juger, principalement si on a assez de mémoire
pour retenir ce qu'on a conçu et assez d'imprudence pour y
consentir": on risque d'enfler par
l'orgueil et la présomption d'autant plus dangereux que le
lecteur qui s'identifie aux événements et aux héros qui les
vivent, n'a pas conscience de ce qui lui arrive et ne peut donc
s'en prémunir. (Voir Malebranche, Recherche de la vérité,
deuxième partie, chapitre IV, Pocket, page 115)
=> Voilà
le lecteur dans le ravissement, guetté par la folie de ne rien
voir pour avoir consenti à ne voir que par les yeux des autres
et singulièrement des auteurs de romans de chevalerie
(=>Malebranche, ibidem, page 111)
=> "or",
marque une articulation importante du récit, sonne comme un
appel à prêter attention: commence ici la psychologie de
l'illusion. Le conteur, après la pause, continue et entre dans
le vif du sujet: l'origine de la folie, de la folle entreprise,
de celui qui s'appellera Don Quichotte, dès le chapitre deuxième.
Le gentilhomme, pour s'être trop plongé dans des rêveries,
refuse une adaptation laborieuse à la réalité et une action
pour la transformer dans un héroïsme au quotidien. IL préfère
l'enflure et la démesure des constructions imaginaires dont il
fait d'abord un refuge, un paradis d'illusion à la suite des
autres, jusqu'à ce que, devenu "fou" il entreprenne
son Odyssée de l'illusion. Le plaisir du roman n'est-il pas de
communiquer "cette vie imaginaire, de nous mettre à la
place du héros, de nous donner l'illusion de vivre une
aventure." Delacroix, Psychologie de l'art, page 122.
=> "le
plus clair de son temps": presque tout son temps.
On comprend que la passion du lecteur devient de plus en plus
intense, qu'elle dévore les heures que Don Quichotte devait
consacrer à la la réalité. Toute passion n'est-elle pas une
structure de la conscience qui se fige sur un objet vers lequel
toutes les forces de l'imagination et de l'esprit vont, pour
ainsi dire, s'évertuer?
=> "plongé":
le lecteur est submergé, il est dans un état, absorbé, entraîné
au point qu'il n'exerce plus son esprit d'examen. Le voilà qui
s'englue progressivement jusqu'à confondre le plan du réel et
le plan de l'irréel, l'absence et la présence: il finit par
croire que l'irréel peut se construire par l'imagination sans
offusquer la perception. Perception et imagination se recouvrent
alors partiellement, puis complètement: l'hallucination, la
folie, est proche.
Perdant cette distance qui accompagne le regard d'un créateur
sur son oeuvre imaginaire, cette extériorité qui n'appartient
qu'à l'auteur, Cervantès, celui qui s'appellera Don quichotte
de la Manche, devient un jouet des rêveries qu'il a faites
siennes, perdant ainsi ce regard extérieur au rêve sans lequel
l'imaginaire devient une force aveuglante dont l'effet est la
passion.
Ainsi la condition de la liberté, qui permettait de s'absenter,
pour revenir à la réalité et la modifier en fonction de ce
que l'on imaginait, devient condition de l'aliénation pour peu
que l'imagination ne soit plus réglée par l'esprit et
particulièrement par l'esprit critique.
Grâce
à Cervantès, toujours présent, nous sommes dans la vérité
romanesque. L'auteur n'est jamais dupe du mensonge romantique,
il porte un regard extérieur sur le rêve et décrit la
subjectivité de celui qui s'enferme dans la rêverie comme une
subjectivité toujours prisonnière du désir et de l'orgueil: désir
de jouir de l'impossible et orgueil qui en veut toujours plus,
au point d'honorer son pays tout entier par sa propre gloire,
comme si le temps destructeur était vaincu. Pourtant c'est la
Manche qui reste dans le temps. Rien d'étonnant alors à cette
boulimie de livres par laquelle le personnage est possédé.
Cervantès nous révèle le médiateur qui désigne son objet au
désir: les personnages des romans de chevalerie,et singulièrement
Amadis de Gaule, que Don Quichotte ne perdra jamais de vue dans
son périple.
L'imagination
présente bien ce qui est absent comme absent, mais notre
lecteur perd cette dimension: ce qu'il imagine, il se met à le
sentir, d'où son ravissement et cette certitude tout au long de
son voyage de voir devant ses yeux ce qu'il imagine... Et cette
obstination entêtée à ne plus sentir, à ne plus voir ce que
la perception lui donnerait, mais à goûter ce sue
l'imagination lui pro-pose.
L'odyssée de Don Quichotte elle même est conduite comme une
"lecture" dans laquelle le le personnage est ravi par
ce qu'il imagine: le moulin devient un géant, celui qu'il désire
rencontrer: après tout, l'illusion est la satisfaction
imaginaire d'un désir.
Vers:
Don
Quichotte ...
Sur le chapitre premier .Page
3 . Avant
de s'élancer vers une vie nouvelle
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