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« Puissances de l'imagination »

(voie d'accès choisie: le pouvoir de l'imaginaire - Perspectives par Joseph Llapasset)

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Cervantès, Don Quichotte (début) 

Sur le chapitre premier. S'absenter, abandonner le cours ordinaire des choses

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=> Grâce à ses lectures, notre personnage principal se plonge dans les romans de chevalerie, c'est à dire dans l'imaginaire narratif: le corrélatif noématique de la conscience imaginante qui fait exister (être pour quelqu'un) ce qui est absent dans la réalité du présent, donnant ainsi par un acte de verbalisation symbolique ce qui est absent ou ce qui est irréel; en exerçant le pouvoir de faire surgir ce qui n'est pas dans ou à la place de ce qui est, de remplacer magiquement une adaptation difficile à la réalité par une adaptation facile: s'arracher au donné, s'absenter, en se tournant vers l'irréalité pour se réfugier dans l'intériorité d'une subjectivité subjuguée, ravie par le discours de l'imaginaire.
Mais cela ne va pas sans risque!

Il peut arriver alors ce qui arrive au lecteur qui "n'examine pas assez pour bien juger, principalement si on a assez de mémoire pour retenir ce qu'on a conçu et assez d'imprudence pour y consentir": on risque d'enfler par l'orgueil et la présomption d'autant plus dangereux que le lecteur qui s'identifie aux événements et aux héros qui les vivent, n'a pas conscience de ce qui lui arrive et ne peut donc s'en prémunir. (Voir Malebranche, Recherche de la vérité, deuxième partie, chapitre IV, Pocket, page 115)

=> Voilà le lecteur dans le ravissement, guetté par la folie de ne rien voir pour avoir consenti à ne voir que par les yeux des autres et singulièrement des auteurs de romans de chevalerie (=>Malebranche, ibidem, page 111)

=> "or", marque une articulation importante du récit, sonne comme un appel à prêter attention: commence ici la psychologie de l'illusion. Le conteur, après la pause, continue et entre dans le vif du sujet: l'origine de la folie, de la folle entreprise, de celui qui s'appellera Don Quichotte, dès le chapitre deuxième. Le gentilhomme, pour s'être trop plongé dans des rêveries, refuse une adaptation laborieuse à la réalité et une action pour la transformer dans un héroïsme au quotidien. IL préfère l'enflure et la démesure des constructions imaginaires dont il fait d'abord un refuge, un paradis d'illusion à la suite des autres, jusqu'à ce que, devenu "fou" il entreprenne son Odyssée de l'illusion. Le plaisir du roman n'est-il pas de communiquer "cette vie imaginaire, de nous mettre à la place du héros, de nous donner l'illusion de vivre une aventure." Delacroix, Psychologie de l'art, page 122.

 

=> "le plus clair de son temps": presque tout son temps. On comprend que la passion du lecteur devient de plus en plus intense, qu'elle dévore les heures que Don Quichotte devait consacrer à la la réalité. Toute passion n'est-elle pas une structure de la conscience qui se fige sur un objet vers lequel toutes les forces de l'imagination et de l'esprit vont, pour ainsi dire, s'évertuer?

=> "plongé": le lecteur est submergé, il est dans un état, absorbé, entraîné au point qu'il n'exerce plus son esprit d'examen. Le voilà qui s'englue progressivement jusqu'à confondre le plan du réel et le plan de l'irréel, l'absence et la présence: il finit par croire que l'irréel peut se construire par l'imagination sans offusquer la perception. Perception et imagination se recouvrent alors partiellement, puis complètement: l'hallucination, la folie, est proche.
Perdant cette distance qui accompagne le regard d'un créateur sur son oeuvre imaginaire, cette extériorité qui n'appartient qu'à l'auteur, Cervantès, celui qui s'appellera Don quichotte de la Manche, devient un jouet des rêveries qu'il a faites siennes, perdant ainsi ce regard extérieur au rêve sans lequel l'imaginaire devient une force aveuglante dont l'effet est la passion.
Ainsi la condition de la liberté, qui permettait de s'absenter, pour revenir à la réalité et la modifier en fonction de ce que l'on imaginait, devient condition de l'aliénation pour peu que l'imagination ne soit plus réglée par l'esprit et particulièrement par l'esprit critique.

Grâce à Cervantès, toujours présent, nous sommes dans la vérité romanesque. L'auteur n'est jamais dupe du mensonge romantique, il porte un regard extérieur sur le rêve et décrit la subjectivité de celui qui s'enferme dans la rêverie comme une subjectivité toujours prisonnière du désir et de l'orgueil: désir de jouir de l'impossible et orgueil qui en veut toujours plus, au point d'honorer son pays tout entier par sa propre gloire, comme si le temps destructeur était vaincu. Pourtant c'est la Manche qui reste dans le temps. Rien d'étonnant alors à cette boulimie de livres par laquelle le personnage est possédé. Cervantès nous révèle le médiateur qui désigne son objet au désir: les personnages des romans de chevalerie,et singulièrement Amadis de Gaule, que Don Quichotte ne perdra jamais de vue dans son périple.

L'imagination présente bien ce qui est absent comme absent, mais notre lecteur perd cette dimension: ce qu'il imagine, il se met à le sentir, d'où son ravissement et cette certitude tout au long de son voyage de voir devant ses yeux ce qu'il imagine... Et cette obstination entêtée à ne plus sentir, à ne plus voir ce que la perception lui donnerait, mais à goûter ce sue l'imagination lui pro-pose.
L'odyssée de Don Quichotte elle même est conduite comme une "lecture" dans laquelle le le personnage est ravi par ce qu'il imagine: le moulin devient un géant, celui qu'il désire rencontrer: après tout, l'illusion est la satisfaction imaginaire d'un désir.

Vers: Don Quichotte ... Sur le chapitre premier .Page 3 . Avant de s'élancer vers une vie nouvelle