=> Toute
société, toute culture, toute vie humaine est mouvement d'échappement
à des conditions naturelles ou aux routines du quotidien,
mouvement qui se déplie par l'imagination et le choc de
l'imaginaire, son corrélat noématique, avec des limites, en
particulier l'impossibilité de concilier liberté et
nature, de jouir d'un songe. Les rêveries appellent donc l'expérience
et la vie pleinement humaine n'est qu'une suite de tentatives
pour réaliser l'imaginaire dans une réalité qui la nie; de
cette "expérimentation", de ce choc de l'irréel et
du réel, naît l'expérience susceptible de nourrir un récit
ou un roman.
Or l'oeuvre d'expérience, Don Quichotte, ne prend son vol que
dans les dernières années de Cervantès, l'âge de la sagesse
et de la prudence mais l'âge de l'ironie qui reconnaît que
tout est vanité sauf la bonté et la tolérance; que la bonté
et la tolérance sont nourries de l'imaginaire.
=> Ainsi,
la biographie de Cervantès peut nous éclairer sur l'oeuvre au
programme. Il faut considérer d'une part les deux premières époques
de cette vie, les moments où c'est l'imaginaire qui nourrit
l'action et l'héroïsme de Cervantès qui culmine à la
bataille de Lépante (1571) au cours de laquelle il fait plus
que risquer son intégrité physique, il perd la main gauche, ce
qui lui semble avoir été le moyen de glorifier la main droite
avec tout le symbolisme qui est attaché à la droite.
C'est une autre forme d'héroïsme, un héroïsme au quotidien,
qui se déploie ensuite dans la captivité affrontée, dans la résistance
dont sont capables ceux qui savent que la patience obtient tout.
Deuxième moment de sa vie, deuxième expérience.
D'autre part, une fois "racheté" à son maître,
l'esclave rendu à la liberté s'étonne de sa chute dans la
platitude, la banalité, le pragmatisme, le manque de cette énergie
spirituelle de l'âme, la priorité donné au simplement utile
dans une Espagne dont l'âme reste pourtant bouillante et
nostalgique des grandes épopées, des grandes découvertes qui
comblent l'imagination de l'explorateur.
Le choc de
l'imaginaire et de la réalité révèle dans l'épreuve de
lucidité que la vraie vie est toujours ailleurs, qu'elle est
toujours à l'horizon, ce qui creuse une ironie parce que la réalité
contredit sans cesse l'enthousiasme, ce qui oblige à dire le
contraire de ce qui est, pour survivre.
La vraie vie serait-elle dans l'imaginaire? On commence peut-être
à saisir que le génie de Cervantès ne pouvait se déployer
qu'à la cinquantaine après cette expérience de l'illusion
dans l'aventure guerrière et de la désillusion de la captivité
et surtout du retour dans une Espagne devenue prosaïque.
=> C'est
comme si Cervantès avait acquis par son expérience que la
vraie vie n'est pas ailleurs, dans un eldorado, dans un
quelconque trésor qui attend le chercheur d'or, dans la
jouissance d'un songe par la grâce d'une aventure, mais qu'elle
ne peut être que rêvée et écrite, sans perdre jamais le bon
sens du narrateur, l'ironie, le doute, l'esprit d'examen. Être
un démiurge, produire une oeuvre imaginaire qui vivra de
l'imaginaire.
Le véhicule de la rêverie sera l'écriture qui transfigure les
illuminations, qui donne une certaine réalité à l'irréalité
par des représentations imaginaires, qui d'un trait atteint les
choses les plus impossibles, par la création d'un imaginaire
vivant dont l'énergie spirituelle s'exercera sur les plus
grands auteurs: Dostoïevski dans L'idiot, Unamuno dans
Le sentiment tragique de la vie, Ortega
y Gasset dans La philosophie de l'histoire et bien
d'autres...
=> Telle
est la puissance de l'imagination: produire un imaginaire, un
corrélat noématique, une créature qui ne perd rien de la
puissance qui l'a produite, ce par quoi l'homme devient l'image
de Dieu. Dieu crée l'homme à son image et donne l'esprit dont
l'essence est la liberté à sa créature.
> Quatre
perspectives pour la vraie vie
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