Comment le
personnage de madame de Clèves se voit-il lui même?
Comme un être raisonnable sensiblement affecté, devant choisir
entre l'ordre de la raison et le désordre du sentiment.
Par l'analyse, elle découvre en effet sa dépendance du sentiment
mais elle prend aussi conscience de sa dignité, de sa liberté
morale, non pas la liberté de se débarrasser du sentiment. Elle
est clouée à lui jusqu'aux dernières pages du roman, mais sa
liberté de le maîtriser en l'objectivant et en décidant de
soumettre ses actions à l'ordre de la raison: sa force ne lui
permet pas de supprimer le sentiment, de faire qu'elle ne désire
plus monsieur de Nemours, mais sa force tient à ce qu'elle peut
décider, ne pas laisser le sentiment décider à sa place. Madame
de Clèves se voit donc sous l'angle du devoir comme un Sujet
auteur de ses pensées et de ses actions, grâce à l'analyse dans
laquelle la raison et le calcul s'exercent pleinement pour
produire des idées claires et distinctes, ce qui est la
conditions d'une décision éclairée. Comment
madame de Lafayette voit-elle son personnage?
Comme une personne différente d'elle, comme une existence libre
qui déborde tous les portraits, toutes les définitions que l'on
aurait pu faire d'elle.
Madame de Clèves est différente de madame de Lafayette. D'une
part, le personnage ignore ce que l'auteur sait, d'autre part,
madame de Lafayette ne sait pas toujours ce que La Princesse de
Clèves pense. Cela a pour effet de détacher le personnage du
narrateur, de lui donner une épaisseur, une vie propre, une vie
personnelle.
La narratrice en sait plus que l'héroïne n'en sait au premier
abord. Par exemple que la lettre n'appartient pas à monsieur de
Nemours: la jalousie n'a pas donc pas lieu d'être. Parfois
madame de Lafayette ignore les motivations de la Princesse, ce qui
donne une profondeur au personnage. Quelle est la motivation de la
Princesse lorsqu'elle fait porter un tableau sur lequel figure
monsieur de Nemours? La narratrice fait des conjectures comme si
le personnage gardait une profondeur, un mystère qui exigeait le
respect, la politesse. En
détachant explicitement la créature et le créateur, Madame de
Lafayette donne la vie et la dignité. "Peut-être
souhait-elle autant qu'elle le craignait d'y trouver monsieur de
Nemours..." C'est bien la politesse qui est exercée envers
le personnage, la politesse qui ne dit jamais crûment, mais qui
suggère. D'ailleurs
il est fréquent que le récit du narrateur s'efface et laisse la
place à ce que l'âme du personnage comprend. D'où ces
fréquentes transformations du récit en monologues qui plongent
le lecteur dans la subjectivité du personnage, ce qui est une
manière de peindre la vie. Comme
nous jugeons autrui, ainsi Madame de Lafayette réagit à la
passion de son personnage en faisant part de ses commentaires, en
fonction de références morales de l'étiquette, des traditions,
de la bienséance qui, aux yeux de la narratrice, doivent toujours
triompher, selon un ordre qui est bon, sur les fumées de la
passion, l'indécence et la choquante liberté d'une vie
naturelle.
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