Madame de
Lafayette fait apparaître sa conception du personnage central de l'œuvre,
La Princesse de Clèves, par le progrès du roman, son
mouvement. Au
départ, nous avons une peinture, une esquisse de portrait vague
et hâtive de la jeune mademoiselle de Chartres, avant qu'elle
n'épouse monsieur de Clèves, portrait conventionnel pour tout
dire et vide: le jeune fille n'ayant pas encore "vécu"
ne présente que quelques traits exigés par son éducation. C'est
la meilleure manière de préserver la vie, l'existence, la
liberté de la jeune fille. Aux yeux de l'auteur, il importe avant
tout qu'elle soit imprévisible, que la conscience centrale de son
oeuvre ne soit rien avant d'exister et puisse vivre pleinement son
humanité, en exerçant sa raison et le calcul. Elle
ne cherche pas à paraître. A part cela le caractère que
brosserait un portrait limiterait sa liberté et tuerait le roman
car il n'y aurait plus rien à raconter si tout était
prévisible. Le roman serait réduit à un déroulement déductif,
à la froide objectivité d'une "histoire", pour tout
dire à la mort. La
Princesse, pour que le roman soit un roman, ne peut donc que
déborder son portrait grâce à des analyses et à des décisions
qui sont autant d'inventions d'elle même, ce qui lui permet
progressivement de prendre la place centrale du roman, centrale
parce que, elle seule, est Sujet dans un monde qui la nie en lui
donnant des occasions tout en lui refusant le droit de les
satisfaire. Comme
toute existence, la Princesse de Clèves n'est rien qu'un
mouvement de la conscience, de la pensée, par lequel elle se
construit: elle se choisit en choisissant sa route. Une essence,
une définition, ne saurait la précéder sans la déterminer et
ferait du roman un simple jeu de masques, ou si l'on préfère
d'automates de cours. Le
personnage sera donc toujours ce qu'il se fait, même s'il fait sa
paix au prix du bonheur. Si la Princesse manque à la sincérité,
sa fidélité même deviendra suspecte et elle peut sombrer dans
la mauvaise foi. Au début du roman, l'héroïne n'est rien, c'est
pour cela qu'un roman est possible, un roman qui n'est pas donc
pas comparable à une tragédie.
A la tragédie, madame de Lafayette répond par la puissance du
roman. La Princesse n'est pas ce qu'on croit qu'elle est et elle
deviendra autre que ce qu'elle est.
Ce n'est pas un tableau qui nous est
fait, c'est une existence qui nous est contée, celle d'un
personnage fictif qui n'est pas tiré de l'histoire. On
peut dire que, en un sens, de manière consciente et décidée,
Madame de Lafayette produit un effet de vie en faisant en sorte
que l'existence déborde sans cesse une esquisse qui ne porte les
traits que d'une bonne éducation. En cela, elle participe à la
fondation du roman. Comme
une existence libre qui déborde sans cesse le portrait que l'on
aurait pu en faire, comme un être qui vit sa propre vie, madame
de Lafayette voit donc son personnage.
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