"Il nous
vient des pensées involontaires en partie de dehors par les
objets qui frappent nos sens, et en partie au-dedans à cause des
impressions (souvent sensibles) qui restent des perceptions précédentes
qui continuent leur action et qui se mêlent avec ce qui vient de
nouveau. Nous sommes passifs à cet égard, et même quand on
veille, des images (sous lesquelles je comprends non seulement les
représentations de figures, mais encore celle des sons et
d'autres qualités sensibles) nous viennent, comme dans les
songes, sans être appelées.
La langue allemande les nomme fliegende Gedanken, comme qui dirait
des pensées volantes, qui ne sont pas en notre pouvoir, et où il
y a quelquefois bien des absurdités qui donnent des scrupules aux
gens de bien et de l'exercice aux casuites et directeurs des
consciences. C'est comme dans une lanterne magique qui fait naître
des figures sur la muraille à mesure qu'on tourne quelque chose
au-dedans. Mais notre esprit, s'apercevant de quelque image qui
lui revient, peut dire: halte-là, et l'arrêter pour ainsi dire."
Leibniz.
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= Il
nous est arrivé d'avoir quelque honte d'une pensée qui est
venue sans que nous l'ayons voulue ... Lorsque nous dormons,
nous ne sommes pas étonnés: nous considérons que les
pensées volent comme des fantômes évanescents et vont où
elles veulent.
Mais dans l'état de veille, lorsque nous sommes bien
réveillés, conscients et vigilants, en train de travailler
par exemple, cela peut nous paraître scandaleux. D'où
viennent ces images qui surgissent et nous choquent, soit
parce qu'elles sont incongrues, soit parce qu'elles sont
voluptueuses.
Cela nous amène à l'idée d'un inconscient.
Leibniz
nous invite à reconnaître qu'il y a un continent bien mal
connu, l'inconscient dont on ne voit que les effets de ce
qui se déroule en nous, sans nous!
Rousseau écrira: "Les pensées viennent quand elles
veulent" et Schopenhauer se voudra l'explorateur de
ce continent mal connu.
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= Lisons
le texte ensemble:
il
nous vient: il nous
arrive sans que nous l'ayons voulu ou prévu.
pensées:
au sens large, des états de conscience, des idées ou des images.
involontaires:
que nous n'avons pas voulues.
de
dehors: ayant pour origine
l'extérieur, un objet en est l'occasion.
au-dedans:
dans la conscience immédiate, dans la subjectivité: une pensée
nous semble absurde parce qu'elle ne relève si du je pense, ni du
je veux.
impressions:
ce qui est imprimé par l'effet d'un objet extérieur, le
résultat subjectif de cet effet.
qui
restent: qui sont encore
présentes grâce à la conscience qui est mémoire du passé
immédiat (souvenirs primaires).
perceptions:
Leibniz discerne les perceptions conscientes, aperçues par la
conscience, et les perceptions insensibles qui n'apparaissent pas.
continuent
leur action: en restant
présentes, elles continuent à nous impressionner.
se
mêlent: mêlent leur effet
avec les nouvelles perceptions de l'état présent.
=> Comprenons
que nous ne sommes pas maître de cela: cela se fait en nous, sans
nous.
nous
sommes passifs: nous
subissons une action.
à
cet égard: en ce qui
concerne une partie de ce qui se passe en nous.
même:
de plus
veille:
lorsque l'on est réveillé: (cela ne devrait se passer que dans
le rêve où la conscience du dormeur n'agit pas.)
Dans la veille, la conscience devrait commander et convoquer les
représentations et les images sensibles à son gré. Par exemple,
actuellement, je pense à tel bateau et j'en ai une image, sa
forme sensible.
image:
forme sensible d'un objet: ce peut être une représentation ou
des sensations que l'on se rappelle: images auditives, images
olfactives ...
viennent:
arrivent à l'improviste comme si elles surgissaient de nulle part
dans notre conscience, alors que nous ne les avons pas
convoquées.
comme:
à la manière de ce qui se passe chez un dormeur qui rêve.
sans être appelées par le, je pense et le, je veux.
pensées
volantes: allant de droite et de gauche, dans un mouvement
libre par à rapport à nous, errantes.
notre
pouvoir: elles échappent à
notre volonté.
des
absurdités: elles contredisent
la raison, la morale: elles nous présentent des images
"défendues" et se contredisent ou même sont
contradictoires en elles mêmes.
scrupules:
c'est le petit caillou qui dans le soulier empêche de marcher. Ce
sont les remords de conscience. Comment ai-je pu penser à cela!
n'ai-je pas commis un péché?
l'exercice:
bien du travail.
directeur
de conscience: ce qui dirige
les fidèles d'une religion, qui les écoute, les conseille, les
rassure à l'occasion: vous ne l'avez pas voulu, ce n'est pas un
péché.
casuistes:
ceux qui ont pour mission d'appliquer des règles de morale
générale aux cas particuliers des individus: de trancher dans
les cas de conscience où il y a autant d'inconvénients à faire
qu'à ne pas faire. Le recours à l'inconscient permet de
justifier celui qui a eu telle ou telle pensée, telle ou telle
image tentatrice envoyée par le diable.
A la limite la casuistique se pervertira en justifiant telle ou
telle conduite ... Alors que dans la conduite, le sujet peut
toujours se maîtriser. Il a bien eu cette image tentatrice, mais
il dépendait de sa liberté d'agir ou de ne pas agir en fonction
d'elle.
c'est
comme: Leibniz emploie une
métaphore, une comparaison pour signifier que ce genre de pensée
a une origine qui n'apparaît pas à la conscience, c'est à dire
une origine inconsciente.
lanterne
magique: qui projette sur un
mur des figures multiples: l'origine n'apparaît pas à celui qui
ne peut voir que les figures: c'est un mécanisme qui se déroule
sans lui, un mécanisme caché, quelque chose.
mais:
introduit une restriction capitale pour Leibniz. L'inconscient ne
saurait être une excuse car l'esprit peut toujours avoir le
dernier mot.
s'apercevant:
prend conscience de ce qui arrive en lui: l'aperception
chez Leibniz c'est la prise de conscience d'une perception simple,
ici, de l'arrivée d'une pensée involontaire.
peut:
l'esprit s'il le veut peut
toujours rester le maître.
l'arrêter:
ne plus y penser et dans tous les cas ne pas agir en fonction de
l'image.
Bonne
continuation
Joseph Llapasset
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