"Dis,
nourrice ça fait combien de temps qu'on se connaît?"
Où
veut-il en venir sinon à lui poser, un peu plus bas, la
question: "Et
j'ai beaucoup changé depuis?" .
Cela signifie que nous saisissons le temps ou plutôt que nous
le pensons par la disparition d'un maintenant, c'est à dire par
un changement: Ah, c'est déjà passé!
Maintenant le temps apparaît par la parole, explicitement,
comme s'il pouvait être compté (combien) et
comme s'il nous était compté; ça fait longtemps, fa
temps,dit-on, dans chaque langue.
Le verbe connaître suggère une
familiarité et souvent une complicité de sentiment chacun
jouant envers l'autre le rôle qu'on attend de lui. Le rôle de
la nourrice et le rôle de celui qui écoute la nourrice.
Marina:
comme toute les personnes au coeur simple, elle réfléchit,
revient sur le passé à travers les souvenirs, et pour cela
pense à voix haute; elle reprend soigneusement la question, se
pose la question à elle même, en appelle à l'acte de se
souvenir du début de leur relation quand le temps a rencontré
l'espace (ici) : tu es arrivé ici, dans le
pays précise-t-elle puisqu'il est arrivé dans une
"petite" propriété de 20 hectares environ. Nos
souvenirs sont en effet marqués des sceaux du temps et de
l'espace parce qu'une existence nécessairement se situe par
rapport à l'ici et au maintenant.
Nous
apprenons ainsi que la mère d'un personnage vivant de Oncle
Vania
(Sonia), qui a disparu vivait encore et par là c'est encore du
temps destructeur que l'on nous parle.
Là
: le tragique du temps est souligné; si l'espace reste le même
et peut donc être parcouru d'un va et vient, les êtres qui le
peuplent changent, deviennent autres, pour disparaître,
laissant l'espace comme un témoin qui ne peut être interrogé
que par la mémoire (ici, celle de Marie) et qui ne parlera donc
jamais plus lorsque la vieille disparaîtra: la destruction
parfaite!
Reste que la mémoire elle même est vacillante. L'impatience de
Astrov devant ces hésitations de la vieille qui tourne au
radotage inutile se comprend. Il va l'interrompre dans sa
recherche d'une impossible précision. Après tout qu'importe,
onze ou douze ans si l'intervalle permet de mesurer le
changement qui accompagne toujours le temps au point d'éveiller
la conscience du temps et de nous empêcher d'oublier le temps,
tant sa violence qui s'acharne sur la jeunesse et sur la beauté
est grande!
"Et
j'ai beaucoup changé depuis?"
Là
encore, chez Astrov, il n'y a qu'une demie ignorance. Il sait
qu'il a changé et il se demande pourquoi il a tellement changé.
Il est toujours dangereux de demander cette vérité même si on
croît connaître la réponse. Parce qu'elle est une figure du
destin, parce qu'elle saurait trahir l'ananké inéluctable, la
nécessité, Marina ne peut que lui envoyer ce qu'il demande, la
vérité.
Beaucoup,
cela ne laisse aucune place à l'illusion et au rêve: elle peut
comparer le passé (il y a onze ans) et le présent, ce qu'elle
a vu (jeune et beau) et ce qu'elle voit (une beauté flétrie).
C'est qu'il se fait vieux et que le temps flétrit la jeunesse
et la beauté.
Certes Astrov, garde un reste de beauté, mais elle n'est plus
la même, ce n'est plus ça...
La touche finale évoque la causalité de l'alcool et renvoie
Astrov à sa dépendance. Si le vieillissement est un désastre,
la tombée dans la boue d'une étoile, l'alcool est l'allié du
temps.
La
"réflexion" de Marina est parsemée de point
de suspension et donc de silences: cela souligne ce qu'elle dit
et invite le spectateur à laisser libre cours à son
intelligence et à son imagination pour ce qui lui est suggéré... |