° Rubrique Philo-prepas > La recherche du bonheur

PHILOSOPHIE - CLASSES PREPAS par J. Llapasset

La recherche du bonheur

Tchekhov 

Oncle Vania

Acte I. "Et j'ai beaucoup changé depuis?" 

Site Philagora, tous droits réservés ©
_____________________________________________
 

"Dis, nourrice ça fait combien de temps qu'on se connaît?"

Où veut-il en venir sinon à lui poser, un peu plus bas, la question: "Et j'ai beaucoup changé depuis?" . Cela signifie que nous saisissons le temps ou plutôt que nous le pensons par la disparition d'un maintenant, c'est à dire par un changement: Ah, c'est déjà passé!
Maintenant le temps apparaît par la parole, explicitement, comme s'il pouvait être compté (combien) et comme s'il nous était compté; ça fait longtemps, fa temps,dit-on, dans chaque langue.
Le verbe connaître suggère une familiarité et souvent une complicité de sentiment chacun jouant envers l'autre le rôle qu'on attend de lui. Le rôle de la nourrice et le rôle de celui qui écoute la nourrice.

Marina: comme toute les personnes au coeur simple, elle réfléchit, revient sur le passé à travers les souvenirs, et pour cela pense à voix haute; elle reprend soigneusement la question, se pose la question à elle même, en appelle à l'acte de se souvenir du début de leur relation quand le temps a rencontré l'espace (ici) : tu es arrivé ici, dans le pays précise-t-elle puisqu'il est arrivé dans une "petite" propriété de 20 hectares environ. Nos souvenirs sont en effet marqués des sceaux du temps et de l'espace parce qu'une existence nécessairement se situe par rapport à l'ici et au maintenant.

Nous apprenons ainsi que la mère d'un personnage vivant de Oncle Vania (Sonia), qui a disparu vivait encore et par là c'est encore du temps destructeur que l'on nous parle. 

: le tragique du temps est souligné; si l'espace reste le même et peut donc être parcouru d'un va et vient, les êtres qui le peuplent changent, deviennent autres, pour disparaître, laissant l'espace comme un témoin qui ne peut être interrogé que par la mémoire (ici, celle de Marie) et qui ne parlera donc jamais plus lorsque la vieille disparaîtra: la destruction parfaite!
Reste que la mémoire elle même est vacillante. L'impatience de Astrov devant ces hésitations de la vieille qui tourne au radotage inutile se comprend. Il va l'interrompre dans sa recherche d'une impossible précision. Après tout qu'importe, onze ou douze ans si l'intervalle permet de mesurer le changement qui accompagne toujours le temps au point d'éveiller la conscience du temps et de nous empêcher d'oublier le temps, tant sa violence qui s'acharne sur la jeunesse et sur la beauté est grande!

"Et j'ai beaucoup changé depuis?" 

Là encore, chez Astrov, il n'y a qu'une demie ignorance. Il sait qu'il a changé et il se demande pourquoi il a tellement changé. Il est toujours dangereux de demander cette vérité même si on croît connaître la réponse. Parce qu'elle est une figure du destin, parce qu'elle saurait trahir l'ananké inéluctable, la nécessité, Marina ne peut que lui envoyer ce qu'il demande, la vérité.

Beaucoup, cela ne laisse aucune place à l'illusion et au rêve: elle peut comparer le passé (il y a onze ans) et le présent, ce qu'elle a vu (jeune et beau) et ce qu'elle voit (une beauté flétrie). C'est qu'il se fait vieux et que le temps flétrit la jeunesse et la beauté.
Certes Astrov, garde un reste de beauté, mais elle n'est plus la même, ce n'est plus ça... 
La touche finale évoque la causalité de l'alcool et renvoie Astrov à sa dépendance. Si le vieillissement est un désastre, la tombée dans la boue d'une étoile, l'alcool est l'allié du temps.

La "réflexion" de Marina est parsemée de point de suspension et donc de silences: cela souligne ce qu'elle dit et invite le spectateur à laisser libre cours à son intelligence et à son imagination pour ce qui lui est suggéré...