"On
présume que le Paulinus à qui Sénèque adresse ce traité était
père de Pauline, la seconde femme de Sénèque. Il exerçait à
Rome une charge très importante, la surintendance générale
des vivres.
«La
vie n'est courte, dit Sénèque, que par le mauvais emploi qu'on
en fait. »
«Perdre sa vie, c'est tromper le décret des dieux.»
«Se cacher son âge, c'est vouloir mentir au destin.»
Ce
traité, qu'on ne lit point sans s'appliquer à soi-même la
plupart des sages réflexions dont il est semé, est surtout célèbre
par la réponse vive, ingénieuse et même éloquente, d'un
homme de lettres, a laquelle il donna lieu. Un de ses amis, témoin
de ses regrets sur la rapidité du temps, sachant d'ailleurs
combien il en était prodigue, l'interrompit en lui citant ce
passage de Sénèque: Tu
te plains de la brièveté de la vie, et tes te laisses voler la
tienne.
«On
ne me vole point ma vie, répondit le philosophe, je la donne :
et qu'ai-je de mieux à faire que d'en accorder une portion a
celui qui m'estime assez pour solliciter ce présent Quelle
comparaison d'une belle ligne, quand je saurais l'écrire, à
une belle action ? On n'écrit la belle ligne que pour exhorter
a la bonne action, qui ne se fait pas : on n'écrit la belle
ligne que pour accroître sa réputation ; et l'on ne pense pas
qu'au bout d'un nombre d'années assez courtes, et qui s'écoulent
avec rapidité, il sera très indifférent qu'il v ait au
frontispice de la Pétréide, Thomas, ou un autre nom ;
on ne pense pas que le point important n'est pas que la chose
soit faite par un autre ou par soi, mais qu'elle soit faite et
bien faite ; on prise plus l'éloge des autres que celui de sa
conscience. On ne me louera, j'en conviens, ni dans ce moment où
je suis, ni quand je ne serai plus ; mais je m'en estimerai
moi-même ; mais on m'en aimera davantage. Ce n'est point un
mauvais échange que celui de la bienfaisance, dont la récompense
est sûre, contre de la célébrité, qu'on n'obtient pas
toujours, et qu'on n'obtient jamais sans inconvénient. Je n'ai
jamais regretté le temps que j'ai donné aux autres, je n'en
dirais pas autant de celui que j'ai employé pour moi. Peut-être
m'en imposé-je par des illusions spécieuses, et ne suis-je
prodigue de mon temps, que par le peu de cas que j'en fais: je
ne dissipe que la chose que je méprise : on me la demande comme
rien, et je l'accorde de même. Il faut bien que cela soit
ainsi. puisque je blâmerais en d'autres ce que j'approuve en
moi.»
«Fort
bien, répliquera Sénèque, mais le temps que tu t'es laissé
ravir par une maîtresse, celui que tu as perdu à te quereller
avec ta femme, tes domestiques et tes enfants? En amusements? En
distractions? En débauches de table? En visites inutiles? En
courses aussi fatigantes que superflues? Tes passions, tes goûts,
tes fantaisies, tes folies, n'ont-ils pas mis tes jours et tes
nuits au pillage. sans que tu t'en sois aperçu?
Sénèque
a raison, les journées sont longues et les années sont courtes
pour l'homme oisif il ne traîne péniblement du moment de son lever
jusqu'au moment de son coucher; l'ennui prolonge sans fin
cet intervalle de douze à quinze heures, dont il compte toutes
les minutes: de jours d'ennui en jours d'ennui, est-il arrivé
à la fin de l'année, il lui semble que le premier de janvier
touche immédiatement au dernier de décembre, parce qu'il ne
s'intercale dans cette durée aucune action qui la divise.
Travaillons donc le travail, entre autres avantages, a celui de
raccourcir les heures et d'étendre la vie.
Si
le ciel nous exauçait, l'impatience de nos craintes, de nos espérances,
de nos souhaits, de nos peines, de nos plaisirs, abrégerait
notre vie des deux tiers. Être bizarre, tu crains la fin de ta
vie; et en une infinité de circonstances, tu hâtes la célérité
du temps! Il ne tient pas à toi qu'entre l'instant où tu es et
l'instant où tu voudrais être, les jours, les mois, les années
intermédiaires ne soient anéantis: la chose que tu attends
n'est rien peut-être, ou presque rien, et celle que tu
sacrifierais volontiers, est tout !
Denis
Diderot |