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PHILOSOPHIE - CLASSES PREPAS par J. Llapasset

La recherche du bonheur

Comprendre Le Clézio.  Une prodigieuse transition, un glissement.  (les 13 premières lignes)

(Perspectives par Joseph Llapasset)

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"Du plus loin que je me souvienne, j'ai entendu la mer."

  Le plus loin que l'on se souvienne c'est le commencement de l'avènement à soi, à l'intériorité; aux balbutiements de cette activité spirituelle qui nous constitue, là où l'existence brute devient notre existence, désir et liberté.
Et, voilà que cet avènement est contemporain d'une relation primordiale par le corps et singulièrement l'ouïe: comme si la mer entrait dans le soi d'Alexis dès son apparition, la mer qui se donne et se retire, qui défie les filets, qui se glisse partout, qui se marie au vent pour enfanter un bruit qui a bercé son enfance. Ce vent, messager de la mer, qui en a la fluidité et la liberté, qui la figure encore au point que la mer accompagne les enfants alors même qu'ils s'éloignent des rivages. Dire que ce bruit a bercé son enfance c'est bien entendu, du même coup, annoncer la mise en abîme, la suggérer. Le "Maintenant" s'éclaire par là, c'est le maintenant du narrateur qui va enchâsser dans son récit le récit de l'enfant. Dans ce "Maintenant" le bruit de la mer habite sa tête, ne le quitte plus.

"Le bruit lent, inlassable, des vagues ..."

  Drôle de bruit qui se déplace dans l'espace, qui semble provenir d'un vivant: lent et inlassable comme d'une personne obstinée, alors que le terme mourir file la métaphore, ce qui nous dirige par un glissement imperceptible vers le début du deuxième alinéa: que la mer soit comme une personne humaine ne nous surprendra pas.

Ainsi se déploie la transition entre le maintenant du narrateur qui considère l'enfance terminée et le récit de l'enfant au présent. Admirable transition sans solution de continuité comme si nous étions dans un rêve, le rêve d'un paradis perdu. Mouvement au cours duquel l'essentiel se maintient, du passé composé qui nie la durée, au maintenant où s'initie l'écriture du récit, au  présent de narration, du récit de l'enfant enchâssé dans le récit d'Alexis devenu adulte.

Le jeu de la mer et de l'enfant est comparable au jeu d'une oeuvre et de son lecteur. L'oeuvre est bien un vampire qui ne fait que la moitié du chemin et qui se nourrit du sang de l'activité spirituelle du lecteur. Il y a échange vivant, de même, le bruit de la mer est une invitation à l'activité spirituelle intérieure de l'enfant, à la liberté. S'il l'emportera avec lui comme un trésor vivant, c'est qu'il est le secret de l'activation en lui d'une existence spirituelle créatrice  et donc du bonheur éprouvé: la mer l'appelle en effet à la création comme l'oeuvre appelle son lecteur: c'est dire qu'elle sollicite le désir et la liberté  à la recherche du bonheur, à s'en aller au large, au risque de regretter et d'avoir honte pour avoir abandonné tant de liens (la mère et la soeur Laure) qui retiennent par le coeur.

Ce premier paragraphe est rythmé, non seulement par le temps des verbes, mais aussi par le retour du verbe "entendre": c'est ce qui meut chacune des "sorties" d'Alexis, "pour entendre la mer." Entendre signifie: tendre vers, et donc prêter attention. Alors que écouter consiste à choisir, à préférer, à porter au foyer de son attention un élément au détriment d'autres éléments, entendre signifie s'ouvrir à une totalité: à une personne humaine, c'est à dire à une dignité, une liberté qui porte en elle l'infini, qui appelle à une vocation, la recherche du bonheur infini. Et si Alexis cherche à percevoir cette montée de la mer vers lui, cette marée, c'est qu'il se réveille plein d'un désir qu'il ne comprend pas mais qu'il accorde déjà à cette puissance qui fait la moitié du chemin et l'appelle à faire l'autre moitié , comme si elle l'invitait déjà au voyage. L'enfant qui cherche dans l'obscurité à monter vers la mer pour l'apercevoir, la voir par son corps ce médiateur incontournable, puis à redescendre, l'enfant imite le flux et le reflux pour mieux épouser le mouvement de la mer, mieux comprendre ce qu'elle sait et ce qu'elle figure par son mouvement.

Comment pense-t-il entendre l'appel, lui qui ignore même le sens du terme liberté?
"Nous ne connaissions pas même le sens de ce mot." (page 35)