"Du
plus loin que je me souvienne, j'ai entendu la mer."
Le
plus loin que l'on se souvienne c'est le commencement de l'avènement
à soi, à l'intériorité; aux balbutiements de cette activité
spirituelle qui nous constitue, là où l'existence brute
devient notre existence, désir et liberté.
Et, voilà que cet avènement est contemporain d'une relation
primordiale par le corps et singulièrement l'ouïe: comme si la
mer entrait dans le soi d'Alexis dès son apparition, la mer qui
se donne et se retire, qui défie les filets, qui se glisse
partout, qui se marie au vent pour enfanter un bruit qui a bercé
son enfance. Ce vent, messager de la mer, qui en a la fluidité
et la liberté, qui la figure encore au point que la mer
accompagne les enfants alors même qu'ils s'éloignent des
rivages. Dire que ce bruit a bercé son enfance c'est bien
entendu, du même coup, annoncer la mise en abîme, la suggérer.
Le "Maintenant" s'éclaire par là, c'est le
maintenant du narrateur qui va enchâsser dans son récit le récit
de l'enfant. Dans ce "Maintenant" le bruit de la mer
habite sa tête, ne le quitte plus.
"Le
bruit lent, inlassable, des vagues ..."
Drôle
de bruit qui se déplace dans l'espace, qui semble provenir d'un
vivant: lent et inlassable comme d'une personne obstinée, alors
que le terme mourir file la métaphore, ce qui
nous dirige par un glissement imperceptible vers le début du
deuxième alinéa: que la mer soit comme une personne humaine ne
nous surprendra pas.
Ainsi
se déploie la transition entre le maintenant du narrateur qui
considère l'enfance terminée et le récit de l'enfant au présent.
Admirable transition sans solution de continuité comme si nous
étions dans un rêve, le rêve d'un paradis perdu. Mouvement au
cours duquel l'essentiel se maintient, du passé composé qui
nie la durée, au maintenant où s'initie l'écriture du récit,
au présent de narration, du récit de l'enfant enchâssé
dans le récit d'Alexis devenu adulte.
Le
jeu de la mer et de l'enfant est comparable au jeu d'une oeuvre
et de son lecteur. L'oeuvre est bien un vampire qui ne fait que
la moitié du chemin et qui se nourrit du sang de l'activité
spirituelle du lecteur. Il y a échange vivant, de même, le
bruit de la mer est une invitation à l'activité spirituelle
intérieure de l'enfant, à la liberté. S'il l'emportera avec
lui comme un trésor vivant, c'est qu'il est le secret
de l'activation en lui d'une existence spirituelle créatrice
et donc du bonheur éprouvé: la mer l'appelle en effet
à la création comme l'oeuvre appelle son lecteur: c'est dire
qu'elle sollicite le désir et la liberté à la recherche
du bonheur, à s'en aller au large, au risque
de regretter et d'avoir honte pour avoir
abandonné tant de liens (la mère et la soeur Laure) qui
retiennent par le coeur.
Ce
premier paragraphe est rythmé, non seulement
par le temps des verbes, mais aussi par le retour du verbe
"entendre": c'est ce qui meut chacune des
"sorties" d'Alexis, "pour entendre la mer."
Entendre signifie: tendre vers, et donc prêter attention. Alors
que écouter consiste à choisir, à préférer, à porter au
foyer de son attention un élément au détriment d'autres éléments,
entendre signifie s'ouvrir à une totalité: à une personne
humaine, c'est à dire à une dignité, une liberté qui porte
en elle l'infini, qui appelle à une vocation, la recherche du
bonheur infini. Et si Alexis cherche à percevoir cette montée
de la mer vers lui, cette marée, c'est qu'il se réveille plein
d'un désir qu'il ne comprend pas mais qu'il accorde déjà à
cette puissance qui fait la moitié du chemin et l'appelle à
faire l'autre moitié , comme si elle l'invitait déjà au
voyage. L'enfant qui cherche dans l'obscurité à monter vers la
mer pour l'apercevoir, la voir par son corps ce médiateur
incontournable, puis à redescendre, l'enfant imite le flux et
le reflux pour mieux épouser le mouvement de la mer, mieux
comprendre ce qu'elle sait et ce qu'elle figure par son
mouvement.
Comment
pense-t-il entendre l'appel, lui qui ignore même le sens du
terme liberté?
"Nous ne connaissions pas même le sens de ce mot."
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