La condition d'une science c'est d'avoir un objet: l'objet c'est ce que
l'on place devant soi (objet d'étude), ce vers quoi on s'oriente pour le
saisir (objet,dans sa réalité), ce à quoi on s'attache (projet), ce que
l'on cherche par exemple à connaître pour bien le réparer s'il y a un
défaut de fonctionnement.
Il y a un problème lorsque, en médecine, l'objet se dérobe comme un
horizon qui recule.
Le
généraliste sait très bien l'importance du cardiologue (il faut que la
pompe fonctionne) et du neurologue (il y a des souffrances morales...).
Chaque spécialiste a son propre
objet d'étude, par exemple pour un cardiologue, l'électrobiologie. Le
risque est grand de perdre le point de vue général et de laisser au
généraliste ce point de vue général. En effet cela revient à
promouvoir le généraliste au rang de spécialiste des spécialistes dans
la mesure où un train ne peut être bien orienté que par celui qui
connaît tous les réseaux et peut prévoir les ruptures éventuelles, par
exemple, les contre-indications.
La médecine peut bien déclarer qu'elle a
pour objet la maladie et comme projet la lutte contre la mort.
Mais il lui est difficile de définir ce qu'est la maladie dans la
réalité et non dans le concept. On parlera sans rire de malades
qui se portent bien (qui "compensent") et de bien portants
qui sont des malades sans le savoir.
La tentation est grande de réduire l'objet au corps et au
mécanisme. Alors la médecine serait l'exercice sur un mécanisme,
qui réparerait, qui changerait les organes comme on change les
pièces d'une machine.
Mais on se trouve devant un fait peu contestable:
si on réduit le corps à une machine, cette machine reste en interaction
avec un esprit: en face de soi la médecine n'a pas un corps objet mais un
corps propre, qui est seul à savoir la douleur ressentie, car ce qui
s'éprouve dans la passion ne peut apparaître dans l'objectivité quelque
soit l'éclairage que la technique donne.
La greffe d'un visage peut être considérée comme un triomphe de la
médecine si le corps ou l'esprit du greffé ne rejette pas le greffon.
Même si on admet que l'objet de la médecine est la maladie sans trop
savoir ce que c'est, il reste que la médecine se heurte à un malentendu:
tout système vivant est programmé pour se nourrir et se reproduire, pour
vieillir et pour disparaître: il ne serait donc être guéri de ce que Kierkegaard
appelle "la maladie à la mort". Nous parlons de malentendu car
le malade parle et il attend d'être guéri des douleurs physiques
comme des douleurs morales ... puisqu'elles sont en interaction. Là
encore l'objet de la médecine est semblable à un kaléidoscope qu'on ne
sait par quel bout prendre sans prendre tous les autres bouts. Comment
traiter une multiplicité dont les éléments sont en interaction?
Et, tous les praticiens savent bien que "l'objet" parle
beaucoup, et que s'ils écoutent, il seront fatalement orientés vers des
interprétations, celles que le patient veut donner de sa maladie comme
autant de chemins qui éloignent du bon diagnostic surtout si le patient
veut se cacher à lui même l'origine de ce dont il se plaint, par exemple
le départ de quelqu'un dans son entourage proche.
D'autre part, il y l'ordinateur! Entre écouter en faisant "bugger"
son ordinateur et ne pas écouter et risquer de perdre un élément
essentiel à la compréhension, le médecin est écartelé au risque de
faire sourire. De toutes façons, l'objet de ses examens reste ondoyant et
fuyant: une "maladie" bien difficile à saisir.
Que dire, que faire si l'objet qui parle, affirme "j'ai mal à mon
passé"?
La médecine se trouve bien devant des obstacles qui permettent non
pas de la définir - (une science se définit, ne serait-ce que par ses
précompréhensions prédéterminantes) - mais de la comprendre
comme un art.
Ce n'est pas une science, mais un art qui recourt à une multiplicité des
sciences par l'intermédiaire de spécialistes.
Quelques obstacles auxquels se heurte la médecine:
- Nous l'avons vu l'obstacle premier de la médecine c'est la fuite de
l'objet.
- L'obstacle second tient à ce que les mesures de plus en plus précises
ne sont rien sans les interprétations.
Le patient, en se cachant à lui même l'essentiel, le lui cache.
- L'obstacle essentiel de la médecine, ce qui fait sa grandeur, c'est
qu'elle ne peut devenir une science car son objet c'est finalement
l'homme, cet être raisonnable sensiblement affecté, ce réseau de
relations biologiques et psychologiques: il faudrait donc soigner et
l'environnement, et l'entourage proche ou lointain.
D'autre part il est bien entendu qu'en faisant tout pour retarder la mort,
pour que la vie continue, il est impossible de guérir quelqu'un de la vie
et des difficultés qui l'accompagnent. Le malentendu est donc bien entre
le médecin et le malade, dans ce que le patient demande et dans ce que la
médecine peut s'efforcer de lui assurer.
Joseph
Llapasset ©
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