Une nature ou un
caractère des peuples, dont le héros doit tenir compte,
ce qui exclut que l'on mêle morale et politique: une
nouvelle perspective sur ce qui est, sur ce qu'on appelait le mal.
« Il
est par conséquent nécessaire, si l’on veut analyser
ce point comme il faut, d’examiner si ces novateurs le
sont par eux-mêmes ou s’ils dépendent de quelqu’un;
à savoir si pour mener à bien leur oeuvre ils
ont besoin de prier autrui, ou s’ils peuvent le forcer.
Dans le premier cas, cela se passe
toujours mal et ne débouche sur rien; mais
quand tout dépend d’eux et qu’ils peuvent forcer
autrui, alors l’échec ne survient que rarement. De là
vient que tous les prophètes armés sont vainqueurs,
tandis que les prophètes désarmés courent à leur
perte. En effet, outre ce qu’on a dit, la nature
des peuples est changeante; il est facile de les
convaincre d’une chose, mais difficile de les maintenir
dans cette conviction
et c’est pourquoi il convient d’être organisé de façon
à ce que, lorsqu’ils ne croient plus, on puisse les
forcer à croire. »
Machiavel,
Le Prince, chapitre VI; traduction Buchon, 1837,
revue par madame Roux-Lanier, professeur de Lettres Supérieures.
Bordas Editeur (1986)
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« Pour
traiter cette question à fond, il faut examiner si ces
novateurs font ces changements par eux-mêmes, ou s’ils
dépendent d’autrui; c’est-à-dire, si, pour opérer
ils ont besoin d’employer la persuasion, ou s’ils
peuvent mettre en jeu la force. Dans le premier cas, ils
n’obtiennent jamais de succès. Mais, quand ils sont indépendants
et qu’ils peuvent contraindre, rarement manquent-ils de
réussir. De là vient que tous les prophètes armés
triomphent et que ceux qui sont sans armes succombent.
Outre les raisons que nous en avons apportées, le
caractère des peuples est mobile, facile
à entraîner vers une opinion,
mais il est difficile de l’y maintenir. Il faut que les
dispositions à son égard soient tellement prises,
qu’au moment où il ne croit plus, on puisse le forcer
à croire. »
Machiavel,
Le Prince, chapitre VI; traduction Thierry Ménissier,
Hatier Editeur, 1999.
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Machiavel,
en s'interrogeant non pas sur ce qui doit être mais sur ce qui
est, écarte tous les a priori, les croyances qui
finissent par modeler un monde qui n'existe pas: comment réussirait-on
en politique, en s'écartant de la réalité naturelle, de ce qui
est à la racine du comportement humain, nature
ou aussi bien caractère.
Selon
la très pertinente thèse de Claude Lefort, Machiavel s'engage
dans la découverte comme invention, en cernant progressivement un
réel qui nourrit le tissu de son texte, au point que ce que nous
appelons contradiction n'est qu'un effet de surprise: l'écrivain
ne maîtrise jamais pleinement son texte mais est en partie
conduit par ce qu'il écrit. (sur ce point, lire dans Phénoménologie
de la perception, de Merleau Ponty, troisième partie, I, le
cogito, premier paragraphe, TEL, Gallimard, page 423).
Si
la politique joue sur la question des moyens, il n'est pas
question de déduire l'action de règles antécédentes.
Effectivement, le but de la politique n'est donc pas, pour
Machiavel, de réaliser de la pensée mais d'utiliser la pensée
pour s'adapter et inventer: s'adapter à la nature pour la
commander: tenir compte du caractère des peuples: la mobilité de
l'opinion, ce devenir dont il ne faut surtout pas se détourner
mais qu'il faut anticiper pour se préparer à contraindre par la
force. Ce caractère des peuples est une nature donnée par l'expérience:
fou, serait celui qui attendrait d'un peuple la constance.
Si la nature des peuples est changeante, on ne peut que
prévoir le changement, on ne peut compter que sur soi et sur ses
forces de contrainte.
L'expérience
dit que la réussite accompagne le héros, l'innovateur qui a la
force de contraindre avec lui, et que la persuasion, fut-elle
celle d'un Savonarole, ne sert à rien.
On voit que la loi est ici tirée des exemples: une loi tirée
d'exemples ne peut être contraignante.
Ce n'est pas que la pensée soit récusée, elle est mise à sa
place qui, pour Machiavel, est d'être au service des moyens. Ce
qui est parfaitement illustré par ce texte.
Machiavel est incontournable parce qu'il a inspiré dans
l'histoire nombre de politiques.
=>
Vers Machiavel:
Nécessité des institutions
(Discours sur la
première Décade de Tite-Live)
Pistes
de lectures:
Le texte:
-Bordas (Univers des Lettres) et Hatier (Les Classiques
Hatier de la philosophie) proposent deux excellentes traductions
et deux commentaires très éclairants. On appréciera en
particulier une comparaison de l'interprétation de Léo Strauss
et de la thèse de Claude Lefort qui permet de comprendre la
complexité du Prince (pages 120 et 121 du Bordas). On peut
donc aborder l'étude du Prince à travers les deux traductions et
les deux commentaires.
Pierre Manent, Articles: Machiavel et la fécondité
du mal , Histoire intellectuelle du libéralisme
(Livres de Poche Pluriel)
Claude Lefort, Le travail de l'oeuvre
Machiavel, Gallimard TEL 1986 (1ère édition 1972)
Léo Strauss, Pensées sur Machiavel,
Payot traduction 1982.
Par J. Llapasset |