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Si, dans La Marquise, George Sand dénonçait, pour l'exorciser, ce
tombeau du silence et de la mort vivante que la société prescrit
au désir de la femme, Lélia est le champ où elle affronte le
doute pour découvrir que ce rongeur est en réalité un pilier de
la foi, comme si le doute était l'Orient de la foi et de l'action,
comme si la foi se nourrissait de doutes car, pour la foi, il est
l'occasion de cette victoire par laquelle elle existe et se
constitue. C'est que le doute est un droit affirme George
Sand dans la préface de Lélia. Si le doute est un droit c'est
qu'il accompagne la liberté et l'amour. La foi n'est donc pas une
simple croyance mais l'affirmation du désir, l'absolu qui habite
secrètement le doute: sans le doute que serait la foi, sinon un
fanatisme aveugle, celui du moine Magnus? Dans le doute se manifeste
comme un appel au dépassement, une vocation à une marche sur la
route ouverte par l'absolu: transcendance jamais fermée qui sauve
la foi de l'intégrisme et du repli sur le passé. Les dernières
lignes de Lélia nous le signifient avec la puissance et la force du
Verbe. Si Trenmor balance un instant c'est que, l'existence est la
reprise d'un don. Grâce à cette hésitation l'homme se déploie
comme existence libre, comme marche en avant née d'un choix qui lui
appartient, qui ne retient du passé que des raisons d'inventer,
laissant les morts enterrer les morts, laissant l'intégrisme comme
ce qui détruit la vie.
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Il remonta
vers la tombe de Sténio, et un instant il s'arrêta
incertain.
"Que ferai-je sans vous dans la vie? s'écria-t-il ; à qui serai-je utile ? à qui m'intéresserai-je ? A quoi me serviront ma sagesse et ma force si je n'ai plus d'amis à consoler et à soutenir ? Ne vaudrait-il pas mieux avoir une tombe au bord de cette eau si belle, auprès de ces deux tombes silencieuses ? Mais non, l'expiation n'est pas finie Magnus vit peut-être encore, peut-être puis-je le guérir. D'ailleurs il y a partout des hommes qui luttent et qui souffrent, il y a partout des devoirs à remplir, une force à employer, une destinée à réaliser. "
Il salua de loin le marbre qui renfermait Lélia ; il baisa celui où dormait Sténio puis il regarda le soleil, ce flambeau qui devait éclairer ses journées de travail, ce phare éternel qui lui montrait la terre d'exil où il faut agir et marcher, l'immensité des cieux toujours accessibles à l'espoir des forts.
Il ramassa son bâton blanc et se remit en route.
Texte de
référence: Édition de l'Aurore, Lélia, Édition critique
de Béatrice Didier (tome 2, pages 160). |
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Quelques perspectives de lecture à partir des termes:
incertain -
marque l'hésitation entre le repliement sur le passé, la mort, le
doute sur soi et la marche en avant. En perdant ses deux amis,
Lélia et Sténio, Tremnor n'a-t-il pas perdu ses raisons de vivre?
ferai-je / utile /
intérêt -
il s'agit bien de l'action pour autrui. Agir pour une cause, c'est
toujours être utile à autrui. C'est de l'homme qu'il s'agit et de
la Grande cause, la justice sociale pour l'intérêt de l'homme.
Comprendre que son amour, libéré par la mort de ses deux amis
s'ouvre maintenant aux dimensions de l'humanité.
sans vous -
marque la cruelle privation opérée par la mort: la disparition de
deux existence, de l'ici et du maintenant.
sagesse et force
- Trenmor est le héros, le pèlerin de l'absolu, celui que
l'expiation a purifié: toute force est d'abord morale, maîtrise de
soi sans laquelle il n'y a pas de liberté.
pas mieux -
Tentation de la contemplation jusqu'à la mort. Elle est tout
de suite écartée par la sagesse et la force.
l'expiation -
d'un crime involontaire que Trenmor a commis,emporté par l'ivresse.
Magnus -
Moine qui a bien imprudemment fait vœu de célibat et que le désir
a rendu fou. Son fanatisme, sous lequel il masque mal son manque de
foi, sa fuite de l'infini, est un danger dont il faudrait sauver l'humanité,en
l'aidant, en le guérissant du fanatisme.
Partout / partout -
noter l'enchaînement suggéré par la répétition: s'il y a
partout ... il y a partout...
Il y a -
La réalité de l'humanité est constituée par ...
luttent et souffrent -
ils méritent donc d'être aidés, ce sont des frères, ce ne sont
pas des parasites.
devoir / force / destinée -
remarquer le rythme ternaire, cher à George Sand, mouvement qui
conserve ce qu'il dépasse, qui élargit, qui entraîne ...
salua -
avec respect: renfermé, comme
en un écrin, une chasse, un tabernacle.
baisa -
marque d'affection. dormait, on
ne meurt pas, Sténio se réveillera à la fin des temps.
regarda le soleil -
qui peut regarder le soleil sinon l'aigle sage et fort? Le soleil
image du Bien mais aussi symbole maçonnique.
devait -
confiance, science du devoir à accomplir.
travail -
action au service des autres.
phare -
qui montre le chemin, éclaire les dangers, le recours des marins
sur l'océan de la vie.
éternel -
peut-être une trace de panthéisme. Montrant
faisant
apparaître.
terre d'exil -
ou vallée de larmes creusée par le désir.
il faut -
nécessité, l'homme n'est pas un arbre. Agir
et marcher, l'homme
est un nomade, jeter l'ancre c'est mourir, action et marche vont de
pair: on laisse toujours ce qu'on a construit, on ne peut
s'arrêter.
L'immensité -
c'est la profondeur mystique.
bâton blanc -
ce sur quoi on s'appuie. Blanc suggère la pureté, ce que Trenmor a
conquis en expiant (cinq ans de bagne)
se remit -
passé simple qui convient parfaitement à la mise en route.
route -
ce qui s'ouvre mais qu'il faut aussi ouvrir par un cheminement
personnel (reprise).
-
Le socialisme ne peut être que mystique. Un
socialisme pragmatiste serait une contradiction et
mourrait de cette contradiction. Parce que le désir
affirme Dieu et le prouve, parce que l'impuissance
même du désir témoigne de la grandeur de l'homme
comme capacité à l'infini, parce que l'absolu est au
cœur du doute, l'immensité des cieux est toujours
accessible à l'espoir des hommes (version de 1833),
à l'espoir des forts corrige la version de 1839.
Trenmor, dans les dernières lignes de Lélia
n'hésite qu'un instant entre la mort et la vie, entre
le repos éternel et le devoir à accomplir. Il lui
faut à la fois assumer et sauver son passé, en
servant son prochain. La lumière éclaire la terre,
le milieu et la tâche à accomplir mais aussi la
profondeur des cieux, son immensité, son infini seul
capable de combler le désir. Mais ce que donne la
lumière c'est toujours dans la distance comme
l'invitation à une marche, à prendre la route vers
un horizon qui se recule: c'est le prix que l'homme
paye pour avoir un à venir. Toujours séparé de ce
qu'il voit. |
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Joseph Llapasset
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