Prends, par
exemple, une ligne sectionnée en deux parties, qui sont deux
segments inégaux; sectionne à nouveau, selon le même rapport,
chacun des deux segments, celui du genre visible comme celui du
genre intelligible. Ainsi, eu égard à une
relation réciproque de clarté et d'obscurité, tu obtiendras,
dans le visible, ton deuxième segment, les copies par copies,
j'entends premièrement les ombres portées, en second lieu les
images réfléchies sur la surface de l'eau ou sur celle de tous
les corps qui sont à la fois compacts, lisses et lumineux, avec
tout ce qui est constitué de même sorte. Je suppose que tu me
comprends. - Mais oui, je te comprends. Pose alors l'autre segment
auquel ressemble celui-ci, les animaux de notre expérience et,
dans son ensemble, tout le genre de ce qui se procrée et de ce
qui se fabrique. Je le pose, fit-il. - Accepterais-tu en outre,
repartis-je, de parler d'une division du visible sous le rapport
de la vérité et de l'absence de vérité? Ce que l'opinable est
au connaissable, la chose faite en ressemblance le serait à ce
dont elle a la ressemblance? - Je l'accepte, dit-il, et de tout
coeur! - Examine maintenant de quelle
façon aussi la section de l'intelligible
devra,
à son tour, être sectionnée. De quelle façon? De cette façon
dans une des sections de l'intelligible, l'âme, traitant comme
des copies les choses qui précédemment étaient celles que l'on
imitait, est obligée dans sa recherche de partir d'hypothèses,
en route non vers un principe, mais vers une terminaison ; mais,
en revanche, dans l'autre section, avançant de son hypothèse à
un principe anhypothétique, l'âme, sans même recourir à ces
choses que justement dans la première section on traitait comme
des copies, poursuit sa recherche à l'aide des natures
essentielles, prises en elles-mêmes, et en se mouvant parmi
elles.
Platon, La République Livre VI
Troisième
partie du texte:
Dans la troisième partie, celle qui
concerne l'intelligible, Platon distingue deux sections: d'une
part la pensée qui raisonne, qui déduit avec application et
rigueur une conclusion d'une hypothèse ou qui enchaîne des
jugements bien conduits pour produire un raisonnement; d'autre
part, la saisie directe de Formes l'intelligence des formes par la
dialectique.
Traitant
comme des copies: ce qui distingue la raison démonstrative
et la dialectique c'est d'abord:
- que l'une se sert d'images, de "copies", par exemple
le carré tracé sur le sable est une copie du carré en soi, un
reflet sur lequel on va raisonner, en visant le carré en soi.
- que l'autre pense (c'est le même qui sait interroger et qui
sait aussi répondre, lit-on dans Cratyle), et que cette pensée
dialectique est un dialogue de l'âme avec elle-même: l'âme
c'est l'intelligence en acte.
Dans
la dialectique on s'interroge, on examine, on cherche.
Bien poser une question c'estfaire, en quelque sorte, qu'elle
comporte la précompréhension et la préposition de la réponse
à donner.
Celle que l'on imitait: les objets fabriqués
dans le premier segment de la ligne étaient "imités"
par des images, des reflets, des ombres. Par exemple, le corps
vivant peut être imité par l'ombre portée. Ici, dans
l'intelligible, les objets fabriqués, le cercle tracé, la
diagonale tirée sur le sable sont traités comme des images du
cercle en soi, du carré en soi, des définitions.
Obligée: parce qu'elle ne s'interroge pas sur le
statut de l'hypothèse qui lui sert de point de départ, la raison
mathématique comme la raison expérimentale sont obligées de
descendre vers une terminaison, une conclusion.
Ce qui doit être démontré, c'est à dire montré à partir des
hypothèses que l'on a demandé d'admettre sans démonstration.
Vers un principe: le mouvement de l'âme, en réalité,
dans la raison démonstrative ne s'élève pas à un principe mais
descend d'une hypothèse prise comme point de départ.
L'autre section: la dernière de la ligne, la
seconde de l'intelligible: la dialectique.
Avançant de son hypothèse: il est donc
faux d'affirmer que ce qui distingue la raison démonstrative et
l'intelligence dialectique c'est que la première se sert d'hypothèse
et que la seconde ne s'en sert pas: dans les deux cas on use
d'hypothèse, mais
d'une manière bien différente.
La raison démonstrative fait de l'hypothèse un point de
départ ce qui est une manière de lui refuser son caractère
hypothétique.
Par contre l'intelligence dialectique reconnaît le caractère
hypothétique de l'hypothèse: elle en fait un marche
pieds , un tremplin,pour s'élever jusqu'à un principe,
puis jusqu'aux Idées, pour redescendre en validant au passage
toutes les hypothèse qui ont servi de marche pieds.
Principe anhypothétique: principe parfaitement
justifié qui n'a rien à voir avec les pseudos principes de la
raison démonstrative. Beaucoup d'interprètes voient le Bien dans
le principe anhypothétique; ce à quoi il ne manque rien,
l'absolu qui a sa raison d'être en soi. Monique Dixsaut, dans de
brillantes et originales études de Platon, pense au contraire que
ce principe anhypothétique est la distinction entre la
science et l'opinion. Il faut reconnaître que c'est le
principe de toute pensée qui se détourne de l'opinion, de ses
illusions et se tourne vers l'Être, et les natures
essentielles.
Pourquoi est-ce le principe de toute pensée?
C'est que seule cette distinction permet de découvrir une manière
de penser qui, en
prenant pour appui les natures essentielles, c'est à dire
l'essence de ce qui est,
entreprend une enquête, une marche vers la vérité.
Ainsi le philosophe ne peut perdre de vue ce qui est et par cette
distinction entre la science et l'opinion, il commence à penser.
En se mouvant parmi elles: comme un bon nageur
inspiré qui se meut au coeur des bonnes définitions, des
essences, le philosophe peut, au bon moment, faire pour ainsi dire
dialoguer les idées pour la recherche de la vérité. Par
exemple, dans son effort pour penser le Désir,
il va s'aider de la Beauté et du Délire:
les deux formes sans lesquelles le désir ne pourrait être pensé
dans la pureté de son essence, de ce qu'il est. |