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Ismaïl KADARE

LA PYRAMIDE 
EGYPTE
 Editions Fayard. -traduction de Youssouf Vrioni

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A la vue des grandes pyramides qui dominent de leur perfection colossale le plateau de Gizeh, le voyageur s'étonne. Il se demande comment de tels monuments ont pu être imaginés.

 Quel maître fut assez puissant pour exiger de son peuple cet exploit gigantesque? Quel audacieux génie a conçu l'immense machine qui, de la table d'architecte jusqu'au dernier bloc du pyramidion, a mené cet ouvrage à son terme? Quelle bureaucratie exceptionnelle a orchestré le recensement et les mouvements de la main-d'œuvre innombrable nécessitée par les travaux? Quel Archimède a résolu les problèmes de transport, d'élévation et d'assemblage des blocs énormes, qui constituent l'ensemble complexe des galeries et des salles funéraires? De l'archéologue au romancier, en passant par l'astrologue et le cryptographe, les textes consacrés aux pyramides ne manquent pas.

 Ismaïl Kadaré donne à ce sujet mythique une coloration originale, dans un roman qu'il compose entre 1988 et 1992.

Avant d'aborder ce récit, nous nous demanderons en quoi le thème des pyramides convenait particulièrement aux préoccupations et à la sensibilité de l'écrivain albanais.

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L'auteur commence le roman à Tirana, à une époque où la tyrannie d'un régime totalitaire aggravée par l'arbitraire d'un dictateur omniprésent pèse encore cruellement sur l'Albanie, et il termine son oeuvre à Paris. S'il s'est décidé à quitter son pays, il n'avait pas attendu ce moment pour dénoncer le drame de sa patrie. Inlassablement, sur le fonds commun des légendes et de l'histoire, celles de l'Albanie, et celles aussi de notre Méditerranée, il a raconté les malheurs de sa terre, ou plutôt, ceux des hommes, indéfiniment renouvelés.

 Toutes les formes de l'oppression: violences et arrestations gratuites, culte abrutissant de l'idéologie et de la personnalité, crainte permanente entretenue par les faux bruits, les menaces venues d'ailleurs, les brusques changements de discours, grands plans d'aménagement qui mobilisent les esprits, épuisent les forces et justifient l'insupportable, intimidation, lavage de cerveaux et sournoise pression morale, qui font perdre jusqu'à la conscience de soi, symboliquement exprimées, toutes ces formes d'oppression emplissent son oeuvre, d'une façon constante, presque obsessionnelle, et pourtant, à chaque fois, différente. Malgré cet inventaire sinistre, l'ensemble de son œuvre n'a rien d'un réquisitoire, ni d'un pamphlet politique. Le souffle épique, l'intrigue, que les allusions et les silences dirigent dans une insaisissable réalité, l'ambiance, née de brèves notations, où le pittoresque cède souvent la place à l'efficacité, tiennent le lecteur en haleine et l'enchantent.

 Qu'il s'agisse de l'architecte du Pont aux Trois Arches, du messager impérial de la Niche de la Honte, du Général de l'Armée Morte, du jeune administrateur du Palais des Rêves, nous sentons que, bien au-delà d'un destin individuel, un bien collectif est en cause, le sort d'une nation ou d'un groupe, son bonheur, sa liberté, son honneur, son histoire... Et nous comprenons que l'œuvre de Kadaré tire sa grandeur du patrimoine commun de l'humanité et de son souci des valeurs éternelles sur quoi elle se fonde. Nous retrouvons tout cela dans La Pyramide.
 Une utopie, la construction d'un tombeau qui sera la plus haute pyramide jamais élevée sur terre, va conditionner pour des décennies la vie de l'Égypte. Ce projet colossal, décidé par le jeune pharaon Chéops, confisque à son profit toutes les possibilités du pays, ses ressources matérielles, sa technique, ses hommes, son administration, sa police.

Il coûtera plus de vingt années de peines et de sang.

Appauvris, mutilés, endeuillés, remplis de crainte, mais aussi de fierté et d'admiration devant la réalisation gigantesque, tous les Égyptiens vivent cette interminable période sous le signe de la Pyramide.
Pour les constructeurs, c'est le cauchemar. L'apparence d'une malfaçon fait tomber les têtes. Un froncement de sourcils anéantit les plans les plus minutieusement élaborés, et les contre-ordres succèdent aux ordres. L'irrationnel et le bon sens règnent tour à tour, ou, ce qui est pire, simultanément. Fiévreusement, on calcule, on numérote, on archive, mais bientôt, on ne sait plus à quoi correspondent ces cotes, ces chiffres, ces mesures.
Les forces vives de la nation sont réquisitionnées pour servir la mangeuse d'hommes. Il faut des bras pour le dur travail dans les carrières, il en faut pour le transport jusqu'au chantier, il en faut pour la taille et pour la pose de ces blocs monstrueux, dont le plus clément n'écrasera qu'une dizaine de malheureux au cours de ces difficiles manipulations.

 De fausses nouvelles circulent, de prétendus complots se découvrent, fomentés par des factieux, ou par des puissances étrangères jalouses. Pour protéger la grande entreprise contre la malveillance et les sabotages, contre les dangers réels ou fictifs, des arrestations massives tiennent le pays en état d'alerte constante.
Les plus dévoués à la Cause deviennent soudain les plus criminels. Les plus éloignés des affaires sont inculpés sans explications, ou sous des prétextes ahurissants. Quand la répression semble s'apaiser, c'est l'épouvante dans l'attente de la tempête. Le vain espoir de se protéger pousse les meilleurs jusqu'à trahir leurs frères. On vit dans l'arbitraire et la crainte, le silence et la délation. Rêvée, avant même d'être commencée, signe de mort avant de contenir un cadavre, proche du ciel, mais destinée aux ombres et plongeant jusqu'aux entrailles de la terre, la Pyramide oscille entre le mythe et la réalité, entre l'adoration et l'exécration.

 Pour Chéops, le maître orgueilleux qui avait voulu manifester par elle sa puissance à la face du monde, elle devient l'obsession qui dévore ses jours, la menace qui hante ses nuits et l'évidence de sa mort à venir. Comme il avait eu raison, à son avènement, de vouloir abolir la ruineuse coutume d'une construction monumentale pour la sépulture du pharaon!

Il avait eu ensuite la faiblesse d'écouter ses conseillers, et d'admettre avec eux qu'un projet écrasant et sacré était le meilleur moyen d'établir son autorité. Il payait cher, à présent, ce pouvoir absolu! Dans son désarroi, après avoir hâté la construction prestigieuse, il diffèrera longtemps son plein achèvement et il renoncera à la fête splendide qu'aurait mérité celui-ci. Quand il mourra, quelques années plus tard, il ne trouvera pas grande consolation à l'idée que la pyramide si souvent maudite a rendu son nom immortel. Par la fiction de la pyramide, l'univers clos où vit un peuple soumis à la tyrannie est ici décrit avec un talent, une imagination, une minutie et une logique dans l'absurde qui étourdissent et qui confondent. On y retrouve aussi, bien présente et pourtant incomplètement définissable, cette menace qui plane et qui met dans toute l'oeuvre d'Ismaïl Kadaré un sentiment d'urgence étrange et un peu irréelle.

 Le roman, qui n'est pas mon préféré à cause de sa pesanteur presque insupportable est remarquablement construit et fort. Il est passionnant d'y voir comment un très grand écrivain a enrichi de sa douloureuse expérience et de sa réflexion le mystère de la pyramide.

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Texte de Jacqueline Masson

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