Le besoin nous contraint
au travail dont le produit apaise le besoin
: le réveil toujours nouveau des besoins nous
habitue au travail. Mais dans les pauses où les
besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui
vient nous surprendre. Qu'est-ce à dire ? C'est l'habitude
du travail en général qui se fait à présent sentir
comme un besoin nouveau, adventice
; il sera d'autant plus fort
que l'on est plus fort habitué à travailler, peut-être même
que l'on a souffert plus fort des
besoins. Pour échapper à l'ennui,
l'homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il
invente le jeu, c'est-à-dire le travail qui ne doit
apaiser aucun autre besoin que
celui du travail en général. Celui qui est
saoul du jeu et qui n'a point, par de nouveaux besoins,
de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d'un
troisième état, qui serait au jeu ce que
planer est à danser,
ce que danser est à marcher, d'un
mouvement bienheureux et paisible : c'est la
vision du bonheur des
artistes et des philosophes.
Texte
de Nietzsche (Humain trop humain)
=======================
= Le besoin nous contraint
au travail = Le besoin c'est d'abord un état de tension
extrême qui provoque la conscience d'un manque, du manque de ce
qui conditionne la survie, la nourriture, l'eau, le sommeil.
Dire que c'est une contrainte, c'est souligner la nécessité (ce
qui ne peut pas ne pas être) dans laquelle l'homme se trouve
d'abord pris: chasser, cueillir, amener de l'eau sont des
conduites finalisées qui relèvent du travail.
Le travail pour la survie produit ce qui permet non pas de
satisfaire le besoin définitivement, mais de l'apaiser
momentanément, de l'endormir provisoirement.
On voit
l'enchaînement quasi mécanique du besoin, du travail, du produit
et du besoin qui se réveille. Dans un premier moment le travail
est une torture, un processus articulé sur une nature: c'est une
torture toujours renaissante, une passion d'où va naître
l'énergie qui permettra un effort pour en sortir. Ce dur labeur
ressemble à une marche: une marche est orientée vers une fin. Je
marche pour aller au lycée, dans le désert pour me rapprocher
d'un point d'eau. Si on marche c'est que c'est pénible, on n'a
pas envie de danser ou de "s'éclater".
Travail et
plaisir sont dissociés.
La répétition
produit l'habitude de travailler selon un enchaînement mécanique
d'actes déterminés: cela ressemble fort à un déterminisme
naturel: l'habitude est en ce sens une seconde nature.
= L'habitude
devient celle du travail en général, c'est à dire du travail
pour le travail: le besoin de telle ou telle chose ne se fait plus
sentir et il reste le besoin du travail en général, de
travailler pour travailler ! (en général, parce qu'il a perdu sa
finalité de produire de la nourriture ... etc).
Remarquons que le besoin du travail en général ne peut pas être
satisfait par ce qu'il produit. La finalité devient
indifférente. En ce sens le besoin du travail en général n'est
plus une marche, il peut devenir une étape vers la danse...
Le terme adventice
est très important: il désigne ce qui vient
s'ajouter, ce qui ne faisait pas partie d'une chose, ce qui n'en
est pas déductible. Il suggère que c'est une invention.
= l'ennui
= C'est une impression de vide. Ne croyez pas que l'auteur
dévalorise l'ennui; celui qui s'ennuie est poussé à inventer.
L'ennui est un tremplin vers le jeu et la danse, c'est la
disparition de l'intérêt: on veut sortir de l'ennui et on se
mettra à danser ou à planer.
= d'autant
plus fort = d'autant plus intense, l'ennui est fonction de
la force de l'habitude et fonction indirecte des souffrances de
ceux qui ont manqué dans leur enfance.
Pour échapper à
l'ennui, c'est capital: l'énergie jaillit lorsqu'on refuse une
passion. Pour se libérer, il faudra s'élever au gratuit et au
don de la création. Une élite va se libérer du besoin
grâce au jeu: c'est à dire le travail gratuit débarrassé de la
torture du travail finalisé. Le divertissement au delà du
travail finalisé dans le travail en général libéré de tout ce
qui n'et pas lui = le jeu.
= saoul
= ivre. Cette ivresse n'est pas encore la joie, elle
n'est pas achevée, elle ne suffit pas, elle manque de. Elle
laisse surgir un désir, aller au delà de la danse pour trouver
la joie de la liberté dans l'acceptation de l'existence.
On peut remarquer que Nietzsche ne cherche pas à définir ce
troisième état parce que c'est un acte sans mélange de
pesanteur: un acte qui ne se définit pas, un mouvement qui
s'accomplit. Il emploie une métaphore: il plane.
De marcher à
danser, de danser à planer, l'homme s'élève, d'une certaine
manière il passe l'homme. Ce mouvement, planer, Nietzsche ne peut
le qualifier que par ce qui l'accompagne: un bonheur sans mélange
de tristesse, sans mélange de passion qui n'a plus rien à voir
avec le travail qui torturait.
= la
vision = désigne la manière de voir.
= le
bonheur = est un état de satisfaction complète, celui des
philosophes qui pensent, celui des artistes qui
"accomplissent" une oeuvre: l'art est donc gratuit,
épanouissement de la vie, perfection, affirmation pure et simple
de l'existence.
Alors le travail s'allie indissolublement au plaisir et à la
joie: la finalité devient une finalité circulaire. L'instant
acquiert le caractère de l'éternité.
= Il est possible
de prendre comme perspective : la finalité. comment
progressivement la finalité disparaît et ce qui surgit alors.
Joseph Llapasset
©
|