"Le
spectacle de ce que furent les religions, de ce que certaines sont
encore, est bien humiliant pour l'intelligence humaine. Quel tissu
d'aberrations! L'expérience a beau dire "c'est faux"
et le raisonnement "c'est absurde", l'humanité ne s'en
cramponne que davantage à l'absurdité et à l'erreur. Encore si
elle s'en tenait là! Mais on a vu la religion prescrire
l'immoralité, imposer les crimes. Plus elle est grossière, plus
elle tient matériellement de place dans la vie d'un peuple. Ce
qu'elle devra partager plus tard avec la science, l'art, la
philosophie, elle l'obtient d'abord pour elle seule. Il y a là de
quoi surprendre quand on a commencé par définir l'homme comme un
être intelligent.
Notre étonnement grandit, quand nous voyons que la superstition
la plus basse a été pendant si longtemps un fait universel. Elle
subsiste d'ailleurs encore. On trouve dans le passé, on
trouverait même aujourd'hui, des sociétés qui n'ont ni science,
ni art, ni philosophie. Mais il n'y a jamais eu de société sans
religion.
Quelle ne devrait pas être notre confusion, maintenant, si nous
nous comparons à l'animal sur ce point! Très probablement
l'animal ignore la superstition. Nous ne savons guère ce qui se
passe dans des consciences autre que la notre; mais comme les états
religieux se traduisent d'ordinaire par des attitudes et par des
actes, nous serions bien avertis par quelque signe si l'animal était
capable de religiosité. Force nous est donc d'en prendre notre
parti. L'homo sapiens, seul être doué de raison, est le seul
aussi qui puisse suspendre son existence à des choses déraisonnables."
Bergson, Les deux sources de la morale et de
la religion, deuxième partie, la religion statique, le
début.
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= Il
y a du bizarre dans les religions et nous avons tôt fait de
leur opposer cette belle raison dont nous sommes si fiers.
Et de nous gausser de ce Jupiter, le roi des dieux, qui
court après les femmes de la terre comme si un être
parfait pouvait avoir un désir!
Notre tort est de considérer à part une représentation et
de nous demander comment les plus grands esprits ont pu
accepter de telles balivernes.
Nous
oublions que la raison est le pouvoir de distinguer le vrai
du faux, son champ d'exercice étant la connaissance. Mais,
le récit mythologique a une tout autre fonction: sa
vérité n'est pas de l'ordre de l'exactitude et de la non
contradiction. Elle est de l'ordre des problèmes que posent
l'action.
Bergson
dans la suite du chapitre nous affirmera: "Nous
commettons une erreur quand nous nous demandons comment de
grands esprits ont pu accepter le tissu de puérilités et
même d'absurdités qu'était leur religion." (page
212).
Bergson
est un philosophe qui connaît parfaitement sa langue et
s'efforce d'employer le mot juste.
Ce qui caractérise le premier alinéa c'est l'humiliation.
Pour le second alinéa c'est l'étonnement.
Enfin c'est la confusion.
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= Lisons
le texte ensemble:
le
spectacle: ce qui
s'offre à notre regard et provoque nos réactions lorsque nous
revenons sur les religions du passé et sur quelques unes du temps
présent.
furent:
notez le passé simple.
religion:
ce qui réunit des hommes entre eux dans un rapport à un être
transcendant. Mais aussi, un certain nombre de dogmes ou de
récits mythologiques.
sont:
le présent nous indique qu'il en reste encore qui ont quelque
chose de bizarre. Il n'ose pas les nommer.
certaines:
notez que ce texte n'est pas une critique radicale de toutes les
religions. La religiosité de Bergson ne peut être mise en doute.
humiliant:
un spectacle provoque des réactions: ici l'humiliation. Un être
doué de raison éprouve de la honte car son amour propre est
blessé de voir quel point d'absurdité le discours religieux peut
atteindre.
tissu:
ensemble de croyances reliées entre elles. Bergson emploie ce
terme car il pense à un tissu d'absurdité comme on dit.
aberration:
tout ce qui s'éloigne de la réalité, de l'expérience: encore
le mot juste!
l'expérience:
s'éloigne de ou contredit les discours aberrants.
c'est
faux: cela n'est pas ajusté à la réalité, cela n'est
pas raisonnable, cela est irrationnel.
le
raisonnement: qui soulève
une contradiction.
c'est
absurde: contraire à la
raison, au bon sens partagé par tous.
cramponne:
s'accroche à, adhère comme une huître adhère , comme un simple
affirme ce qui correspond à un besoin ou à un désir.
davantage:
encore plus.
à
l'absurdité: à ce qui va
contre la logique.
à
l'erreur: la non
correspondance entre un discours et la réalité.
s'en
tenait là: n'allait pas plus
loin que l'erreur et l'absurdité.
on
a vu: par exemple: cela s'est
produit.
prescrire:
ordonner, recommander expressément.
l'immoralité:
des habitudes contraires à la morale, la débauche:
l'accouplement généralisé dans certaines fêtes (bacchanales)
religieuses de l'ancien temps.
imposer:
faire commettre des actes, à des personnes sans leur laisser le
choix.
crimes:
les sacrifices humains par exemple.
plus
elle est grossière: plus elle est sans finesse, vulgaire.
plus
elle tient: plus elle occupe
le terrain social, plus elle imprègne, plus elle a d'extension.
Autrement dit, son extension est fonction de sa pauvreté
spirituelle.
peuple:
ensemble d'hommes vivants dans un territoire défini par des
frontières et partageant les mêmes institutions et coutumes.
devra:
sera forcé de faire.
partager:
le champ d'exercices devra s'ouvrir à d'autres disciplines. Par
exemple, la religion commencera par dire comment les choses ont
été crées. Elle affirmera que chaque astre qui court dans le
ciel est un dieu. Puis elle devra bien céder le domaine aux
sciences et singulièrement à l'astronomie. Pensez à Galilée,
condamné. Il continue d'affirmer: et pourtant elle tourne
! La religion présentait comme une vérité indiscutable que la
terre était le centre de l'univers.
surprendre:
faire problème pour un esprit intelligent. Le problème jaillit
quand un calcul de l'esprit est déçu. A partir de l'affirmation:
l'homme est un être intelligent, on calcule que ses discours
seront intelligents. Dans les discours religieux, on ne trouve pas
que de l'intelligence.
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Joseph Llapasset
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