Enfin,
quant à la monnaie
, sans vouloir trop développer cet aspect, il suffit de voir
combien le passage à la monnaie unique en Europe est anxiogène
pour mesurer toute l'importance que revêt la certitude dans ce
domaine. En effet, la monnaie étant un instrument de mesure,
tout changement contraint à une réadaptation qui n'est jamais
facile. De même, si l'on considère comme Michel AGLIETTA (économiste
français contemporain) que la monnaie est le
"langage" de l'économie, le passage à la monnaie
unique est plutôt reçue comme un analphabétisme par les non
initiés. -Ainsi, pour résumer ce premier point, on peut voir
que, tant dans le domaine micro-économique du comportement
individuel que dans ceux macro-économiques de la modélisation
des politiques économiques et des phénomènes monétaires,
l'incertitude est aujourd'hui une variable incontournable.
Or, nous avions montré dans la première partie que l'économie
fonctionnait de manière systémique. Autrement dit, que les
trois bases supposent un fonctionnement interdépendant sous
forme d'implications réciproques, la rationalité simple des
agents formant le premier niveau du système économique
classique. Puisque l'incertitude vient corriger cette rationalité
simple, que devient la représentation du système économique?
Peut-elle être fiable? De fait, le projet de construction d'une
science économique inspirée des méthodes et des ambitions
cognitives des sciences dures n'est-il pas compromis? Peut-on
construire une science sur de l'incertain qui en oblitère les
capacités prédictives?
- Nous allons tenter de comprendre comment l'économie a inversé
la question en construisant une science de l'incertitude qui
reste cependant totalement une science. En effet, l'incertitude
n'est plus une contrainte qui vient remettre en
question le projet scientifique, elle est devenue
l'objet de la science économique.
Les raisons du basculement paradigmatique.
Elles sont
doubles. Tout d'abord la science économique a renversé son
projet cognitif, en cherchant moins à décrire une réalité
objective qu'à participer à sa construction, ce qui est un
moyen de réduire l'incertitude. Mais ensuite et surtout, si
l'on s'inspire des travaux de Thomas KHUN, l'incertitude n'est
pas un obstacle scientifique, à partir du moment où elle
devient un paradigme reconnu par la communauté des
scientifiques.
Première
raison donc du renversement paradigmatique, la macro-économie
va passer d'une approche essentiellement descriptive à une
approche constructive de son objet. Plus exactement, la
science économique va promouvoir un raisonnement anticipateur
qui a pour objet de participer à la construction de la réalité
sociale. En ce sens elle "fait système" en créant ce
qu'elle analyse. Comment cela est-il possible ?
Précisément
parce qu'il lui faut réduire l'incertitude.
C'est à J.M.
Keynes - encore lui - que l'on doit cette révolution
intellectuelle (au sens étymologique).
Il est, en effet, une décision économique des plus
importantes, c'est celle qui conduit un entrepreneur à
investir, c'est à dire à créer ou augmenter la capacité
productive de son entreprise, c'est à dire à faire un pari sur
l'avenir, à "jouer" une approche optimiste du futur.
Mais, par définition, le futur est inconnaissable, il est
incertain. Donc, pour réduire cette incertitude de l'avenir qui
pourrait gêner son projet d'investissement, l'entrepreneur va
chercher à l'anticiper. Or, le moyen le plus efficace consiste
à projeter le présent dans le futur proche. On à, alors,
moins de risques de se tromper qu'en tentant de deviner un futur
lointain, par nature inaccessible à une quelconque certitude.
En effet, le présent que nous vivons n'est jamais que le résultat
des anticipations du passé (des décisions d'investissements
que les entrepreneurs du passé proche ont prises et qui se
traduisent par les machines et les bâtiments actuels).
L'investissement participe ainsi à la création du futur, il
est une anticipation auto-réalisatrice. D'une certaine manière,
ce raisonnement keynésien libère l'entrepreneur de l'angoisse
du futur. Certes, sa liberté n'est pas totale, puisque les
agents économiques vivent en interdépendance et qu'il faut en
tenir compte, mais elle est plus large que le simple déterminisme
historique.
On comprend
alors pourquoi les gouvernants des années 50 ont trouvé dans
cette démarche un moyen d'action important. L'économie n'était
plus vécue comme une contrainte. Une construction théorique
venait étayer les politiques économiques avec un réel succès,
au moins jusque dans les années 70. Elle donnait l'illusion
d'une puissance démiurgique dans un domaine précédemment
interdit aux débats politiques, l'économique. L'incertitude économique
était partiellement compensée. Or, malgré les échecs des
politiques les plus récentes, la fonction créatrice de
la science économique s'est maintenue. On peut le
mesurer à la place qu'occupent les économistes dans le champ
politique d'aujourd'hui.
Des
ministres économistes aux experts régulièrement
consultés, les gouvernements s'appuient de plus
en plus ouvertement sur un aréopage de scientifiques
qui éclaire ses choix.
Ainsi, la scientificité des
sciences économiques transcende l'incertitude du temps
en participant à la construction de l'avenir. La
discipline est moins descriptive que prédictive.
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La seconde
raison du renversement paradigmatique peut être recherchée
dans une approche plus épistémologique inspirée des travaux
de Thomas Khun
Relisons ce qu'il écrivait en 1962 dans son ouvrage "La
structure des révolutions scientifiques". "Les révolutions
scientifiques commencent avec le sentiment croissant, souvent
restreint à une petite fraction de la communauté scientifique,
qu'un paradigme a cessé de fonctionner de manière
satisfaisante pour l'exploration d'un aspect de la nature sur
lequel ce même paradigme a antérieurement dirigé les
recherches." (ed. Champs - Flammarion, 1983, p. 134)
Ainsi, la validité d'un paradigme réside moins dans sa
pertinence absolue que dans la reconnaissance communautaire, par
les membres de la discipline, de la représentation qu'il véhicule.
Khun affirme ainsi la relativité absolue de toute hypothèse
scientifique. L'objet d'un paradigme est moins de décrire
objectivement un phénomène que de participer à la
constitution et à la reconnaissance de la discipline. Il légitime
le discours et conséquemment la place de ses porte voix. La
fonction du discours est autant institutionnelle qu'heuristique.
Lorsque les économistes
ont pris conscience que la représentation classique de l'économie,
dont on a pu mesurer l'extrême simplicité, ne correspondait
pas à la réalité, ils n'ont pas pour autant abandonné leur
projet de construction d'une science dure. Ils ont uniquement
changé l'objet de leur discipline. La question n'est plus, en
effet, d'expliquer "la gravitation des prix"
d'Adam SMITH ou encore ces "loi(s) observé(es) depuis
des siècles et qui (ont) la même régularité que celles des
sciences naturelles" chères à Milton Friedman. Elle
est de démontrer l'incertitude des comportements économiques.
Le paradigme dominant devient l'incertitude. Ainsi, la plupart
des modèles économiques doivent, pour être cohérents,
simplifier leurs hypothèses et leurs conditions. Les résultats
qu'ils apportent valent plus par leur élégance formelle que
par leur réalisme. Dans un article de la revue "Problèmes
économiques" (n°. 2565 - 2566, 22 - 29 avril 1998),
Robert Boyer pose la question avec encore plus de raideur,
"Qui pourrait citer la moindre loi économique qui
aurait été découverte au cours des deux dernières décennies...
ou même tout au long de l'histoire de la transformation de l'économie
politique et analyse économique ?". Donc, dire
"le vrai", n'est plus l'objectif majeur de la
discipline. Que les théories soient porteuses d'un certain degré
d'incertitude quant à leurs hypothèses et à leurs résultats
importe moins que trouver un consensus sur leur pouvoir
cognitif. La pluralité des hypothèses, la complexité des mécanismes,
l'étendue des champs contraignent la discipline à déplacer
son discours scientifique. L'incertitude n'est plus une limite
scientifique à la discipline, elle devient la base
paradigmatique de sa constitution.
Alors si l'on
reprend la phrase d'Henri Matisse mise en exergue de ce texte ("La
vérité n'est pas l'exactitude") on
peut effectivement dire que "la vérité n'est pas
l'exactitude". La science économique s'occupe de
l'exactitude de ses modèles et présupposés et non de la vérité
absolue, de son discours par rapport à la réalité sociale.
Elle est bien
une science de l'incertain. On peut alors se demander,
pour conclure, quelles en sont les conséquences ? Qu'est-ce
qu'une science? |