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On
peut définir l'incertitude économique comme la
situation où le futur économique est illisible, les
comportements des agents deviennent imprévisibles,
les projets non fiables. Or, depuis trente ans, l'intégration
de l'incertitude est venue bouleverser les bases théoriques
des sciences économiques de sorte que la rationalité
simple, telle que définie plus haut, s'est considérablement
complexifiée.
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Pourtant, les économistes ont pris en compte ces
approfondissements pour renforcer le statut scientifique de leur
discipline, alors même que leurs objets devenaient moins sûrs.
Comment expliquer un tel paradoxe ? N'y a t-il aucune conséquence
à voir une discipline aussi nettement marquée par la volonté
de se rapprocher des sciences dures, être réduite à
n'accepter comme objet de recherche qu'un socle mou? On peut déjà
affirmer que, sur le plan cognitif les sciences économiques
gardent un certain pouvoir explicatif, incontournable malgré
ses faiblesses. Par contre, sur le plan épistémologique et
surtout philosophique, il devient légitime de s'interroger sur
les risques d'une telle situation , alors même que les analyses
théoriques qu'elle propose ont des effets pratiques importants:
Parce qu'il devient souvent un argument politique, le discours
économique a des conséquences sociales.
Prenons
quelques exemples : Premièrement, la croissance économique de
ces vingt dernières années a entraîné à la fois
l'enrichissement des économies occidentales et la
marginalisation croissante d'une partie de leur population, les
nouveaux pauvres. Or cela, les économistes l'expliquent par les
contraintes de la concurrence internationale. Deuxième exemple,
le libéralisme russe, parce qu'il a été appliqué sans contrôles,
a créé des situations de précarité que l'on croyait avoir
oubliées depuis un siècle. Mais pour nombre d'économistes c'était
une voie indispensable pour s'éloigner durablement du modèle
socialiste, quel qu'en soit le prix. Enfin, certains pays en
voie de développement, pour bénéficier d'une aide financière,
doivent accepter les conditions drastiques que le F.M.I. leur
impose malgré leurs conséquences sur la population. Ces effets
pervers sont connus mais ils sont considérés comme mineurs par
rapport à l'objectif de développement, partagé par les
dirigeants du F.M.I. et ceux des pays en cause. Ainsi, pour ces
trois exemples, les arguments scientifiques viennent toujours en
contre point des constats empiriques. Or, si le socle de
l'argument est défaillant ou insuffisant, pourquoi affirmer la
primauté d'un discours scientifique sur un discours politique
ou éthique qui peut mettre en avant d'autres priorités? Quelle
hiérarchie doit s'imposer? Pourquoi celle d'une logique
incertaine aurait elle plus de légitimité que les autres?
Telle est la
question fondamentale que pose l'émergence d'une science fondée
sur l'incertitude, alors qu'elle cherche à apparaître comme
une science dure par l'utilisation d'une rhétorique et de modèles
inspirés des autres champs scientifiques.
Voyons d'abord en quoi l'incertitude peut remettre en cause les
trois bases des sciences économiques, telles que proposées
plus haut. On pourra alors essayer de comprendre pourquoi malgré
cela, les sciences économiques peuvent rester des sciences de
l'incertain. Enfin, on cherchera quelles en sont les conséquences
sur la place de l'économie dans les débats politiques et dans
le champ des sciences.
Le développement
de l'incertitude dans le discours économiste.
L'incertitude
gagne tout autant le principe de la rationalité des
comportements que la possibilité de construire des modèles
ainsi que la place de la monnaie.
C'est au niveau micro économique des comportements rationnels
que la prise en compte de l'incertitude apparaît de la manière
la plus claire. Pour qu'un comportement soit rationnel,
l'approche classique entendait au moins deux conditions : que
l'acte économique soit cohérent en finalité (c'est à dire
conforme au but que l'on cherche à atteindre, par exemple
augmenter son revenu) et qu'il se réalise dans les meilleures
conditions possibles d'information (au sens où on ne peut
prendre de décision que si l'on est bien informé).
Or, par soucis de réalisme les économistes contemporains ont dû
modifier leurs approches classiques.
Ainsi, par exemple, la "Théorie des jeux", initiée
par les travaux de Von Neumann et Morgensten, montre que si la
rationalité des comportements reste une hypothèse valable, sa
mise en oeuvre s'est considérablement compliquée. Les décisions
ne sont plus prises de manière autonome, ainsi que le suggère
l'approche classique, mais ancrées, naturellement, dans une
dimension relationnelle. Or, si l'action d'un agent dépend
d'interactions avec d'autres agents, la cohérence simple des
classiques perd de son évidence. C'est en tous cas ce que nous
montre le fameux dilemme du prisonnier (exemple type de la théorie
des jeux). Deux coupables choisissent d'avouer leur forfait et
vont faire de la prison, alors que si aucun d'entre eux n'avait
parlé ils auraient été libérés. Transposé dans le domaine
économique cet exemple souligne que les chaînes décisionnelles
peuvent être incohérentes (selon la définition donnée plus
haut) alors qu'elles paraissent logiques.
Avec les représentants
de l'économie de l'information, l'incertitude franchit même un
palier. Les agents économiques sont supposés être de toutes
les façons mal informés des conditions et des risques de leurs
décisions. Pour se prémunir contre ces aléas, ils vont
chercher à signer des contrats où toutes les situations
possibles seront envisagées. Évidemment, cela interdit la
signature du moindre contrat.
Ici,
l'incertitude est au coeur du raisonnement économique, en
devenant hypothèse d'un modèle qui reste fondamentalement
rationnel.
Ainsi, au
niveau micro économique, le postulat d'une rationalité simple
des agents - fondée sur la maximisation d'un avantage - est
passablement complexifié par la prise en compte de situation
d'incertitude. La représentation réelle de l 'économie en est
nécessairement modifiée. L'impression se renforce au niveau
macro-économique à propos de la construction des modèles de
croissance. Mais ici elle se déplace un peu. Ce sont moins les
comportements qui portent cette incertitude que l'efficacité
des mécanismes économiques (les économistes parlent de
plomberie et de tuyaux).
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Par
macro-économie on entend la partie de la discipline
qui s'intéresse aux phénomènes globaux. La macro-économie
participe à la construction des politiques économiques,
c'est à dire à mettre au point les instruments
politiques permettant d'agir sur l'activité économique.
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C'est dans ce
cadre que la modélisation économique fût la plus poussée. Bénéficiant
des progrès statistiques du siècle dernier et de la création
d'institutions de mesure telle que l'INSEE en France, les économistes
ont pu construire des raisonnements portant sur des variables
globales (c'est à dire qui concernent une économie dans son
ensemble). La formule keynésienne présentée plus haut donne
une idée du degré de généralisation et d'abstraction
atteint. A partir de ces représentations synthétiques, il
devint alors possible de construire des modèles globaux
d'action dont les politiques saisirent immédiatement
l'opportunité. Toute politique économique, que l'on peut
comparer à une expérimentation, est légitimée par un
discours scientifique dont l'analyse des effets constitue le
mode de validation. On entre ici de plein pied dans une
conception expérimentale de l'économie et les gouvernements
deviennent des laboratoires où sont validées ou réfutées les
hypothèses. Or, précisément, les analyses keynésiennes, qui
vont inspirer les politiques économiques d'après guerre durant
une trentaine d'année, auront un indéniable succès. On a
alors pensé qu'effectivement les sciences économiques
pouvaient proposer des solutions fiables et pratiques pour
traiter les grandes questions économiques. Mais depuis les résultats
sont moins éclatants. Le ralentissement de la croissance, la
montée du chômage, l'appauvrissement et la marginalisation
croissante d'une partie de la population entachent les capacités
thérapeutiques de la politique économique et, par contre coup,
celles des théories économiques:
-C'est ici que naît l'incertitude macro-économique.
Les économistes
analysent cette incertitude en utilisant deux arguments.
-Tout d'abord, la mondialisation de l'économie complexifie les
chaînes de causalité. Agir sur un levier est moins efficace
que ce que les modèles prédisent puisque ceux-ci sont, par
nature, simplificateurs. Pour être cohérents, en effet, ils
sont contraints de ne comporter qu'un nombre limité de
variables permettant de valider les hypothèses. Or,
l'inscription des économies dans une dimension mondiale rend
l'efficacité des modèles économiques plus aléatoire.
-Le second argument renvoie lui, au manque de volonté politique
des dirigeants. Un exemple est ici significatif. "La
persistance de problèmes macro-économiques majeurs reflète
souvent l'impuissance des responsables politiques à mettre en
oeuvre les stratégies possibles". Cette citation de
Jacques Généreux (Introduction à la politique économique,
Points Seuil, 1997, p. 367) exprime bien l'état d'esprit des économistes.
Les solutions "techniques" existent mais les
politiques ne veulent (ou ne peuvent) les appliquer.
L'incertitude se déplace alors de l'argument scientifique vers
l'action politique. Les théories ne sont pas en cause puisque
justes (employer l'expression "les stratégies
possibles" sous entend une certaine validité), même si
elles se complexifient du fait d'évolutions économiques
majeures comme la mondialisation. C'est la volonté politique
qui fait défaut. Le politique devient un frein à la "mécanique
économique". |