Signalons
que L'Éducation sentimentale peut être recommandée
pour le thème de la représentation comme pour
le thème de l'amitié.
En
effet, l'amitié apparaît comme ce qui précède, accompagne
discrètement, et succède à l'action du roman. Pourtant, si on
en croit Frédéric lui-même, elle n'est "Rien"
(Folio, page 207). Ce Rien qui masque mal l'échec des
deux vies reste le recours (un peu comme dans Bouvard et Pécuchet).
D'où un problème: comment ce Rien peut-il être
quelque chose?
Flaubert nous donne la solution: l'amitié s'enracine et prend
forme par une sorte de pacte sur lequel on ne revient pas. Une
foi jurée si l'on veut, cette expression marquant bien la
faiblesse de la foi qui ne devient quelque chose que par une
parole donnée. Sous l'apparence d'une similitude de destin (les
deux amis échouent l'un dans l'ambition, l'autre dans l'amour)
tout distingue Frédéric et Deslauriers au point que sans la
foi jurée, ils ne seraient rien l'un pour l'autre.
Que l'amitié demeure à la fin du roman ne signifie pas qu'elle
est une réalité, qu'elle soit plus qu'un effort de volonté
car, précisément, elle régresse vers le passé contemporain
du pacte qui n'est plus. De plus, c'est le passé d'un échec
dans leur tentative de satisfaire un désir et leur reculade
devant la maison close. On peut se demander si l'Éducation
sentimentale ne cherche pas à dénoncer ceux qui préfèrent
leurs sentiments donnés à l'action qui réalise par une conquête.
Il y aurait donc une répétition de l'échec pour les deux
amis, représentation de l'échec que mettra en scène Flaubert
dans Bouvard et Pécuchet. La similitude entre les deux amis n'a
donc aucune positivité, c'est la similitude d'une absence.
Malraux viendra rappeler au début du XX è siècle, dans une
oeuvre magistrale (Les conquérants, La voie royale, La
condition humaine, L'Espoir) que l'analyse et
l'action ne sauraient être séparées pour celui qui veut réussir.
Reste que, avec L'Éducation sentimentale, c'est l'histoire qui
disparaît car l'échec est inscrit dans le sentiment qui n'est
pas repris par une volonté créatrice de soi par soi.
Une
reprise de la représentation par Victor Hugo du "peuple
océan" mais avec, contre le romantisme, une volonté
délibérée de détruire le mythe.
Tout
à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet
et Frédéric se penchèrent sur la rampe. C'était le
peuple. Il se précipita dans l'escalier, en secouant
à flots vertigineux des têtes nues, des casques, des
bonnets rouges, des baïonnettes et des épaules, si
impétueusement que des gens disparaissaient dans
cette masse grouillante qui montait toujours, comme un
fleuve refoulé par une marée d'équinoxe, avec un
long mugissement, sous une impulsion irrésistible. En
haut, elle se répandit, et le chant tomba.
On n'entendait plus que les piétinements de tous les
souliers, avec le clapotement des voix. La foule
inoffensive se contentait de regarder. Mais, de temps
à autre, un coude trop à l'étroit enfonçait une
vitre; ou bien un vase, une statuette déroulait d'une
console, par terre. Les boiseries pressées
craquaient. Tous les visages étaient rouges, la sueur
en coulait à larges gouttes; Hussonnet fit cette
remarque :
- Les héros ne sentent pas bon!
- Ah ! vous êtes agaçant, reprit Frédéric.
Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un
appartement où s'étendait, au plafond, un dais de
velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis
un prolétaire à barbe noire, la chemise
entr'ouverte, l'air hilare et stupide comme un magot.
D'autres gravissaient l'estrade pour s'asseoir à sa
place.
- Quel mythe! dit Hussonnet. Voilà le peuple
souverain!
Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa
toute la salle en se balançant.
- Saprelotte ! comme il chaloupe! Le vaisseau
de l'État est ballotté sur une mer orageuse!
Cancane-t-il ! cancane-t-il !
On l'avait approché d'une fenêtre, et, au milieu des
sifflets, on le lança.
- Pauvre vieux ! dit Hussonnet, en le voyant
tomber dans le jardin, où il fut repris vivement pour
être promené ensuite jusqu'à la Bastille, et brûlé.
Alors, une joie frénétique éclata, comme si, à la
place du trône, un avenir de bonheur illimité avait
paru; et le peuple, moins par vengeance que pour
affirmer sa possession, brisa, lacéra les glaces et
les rideaux, les lustres, les flambeaux, les tables,
les chaises, les tabourets, tous les meubles, jusqu'à
des albums de dessins, jusqu'à des corbeilles de
tapisserie. Puisqu'on était victorieux, ne fallait-il
pas s'amuser!
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Bien suivre la
métaphore filée (le fleuve, la marée, le mugissement, les
flots vertigineux, le reflux (tomba) et le vaisseau de l'Etat)
qui concourt à rappeler une épopée et par là donne un caractère
épique à la représentation.
La
mise à mort d'un mythe.
Étudier
la représentation du peuple dans le réalisme subjectif c'est
se donner l'avantage de "la" pousser dans ses derniers
retranchements pour mesurer et limiter toute prétention à
l'objectivité: c'est faire apparaître définitivement que le
concret n'est tel que par l'abstrait, que toute représentation
est construite par l'observateur, que la représentation du
peuple à travers Frédéric et Hussonnet n'est que le regard désabusé
de Flaubert rendu sensible par la perfection de son texte.
Et, en effet, quelle représentation?
a)
Aspect visuel: le peuple n'est qu'un grand
corps formé de multiples corps indistincts. "Des têtes,
des épaules, des souliers." L'individu qui émerge
est désigné par la pilosité (barbe, chemise entrouverte...).
b)
Aspect olfactif: des odeurs, "Les héros
ne sentent pas bon!".
c)
Aspect auditif: c'est un grand animal qui fait
entendre un "long mugissement", métaphore
qui évoque le fleuve, l'océan, mais aussi les ruminants qui ne
savent que répéter.
Quel
est le comportement du peuple? C'est un enfant qui veut jouer,
mais que, la vue de la violence, de l'exercice de sa puissance,
enivre au point de confondre jeu et vandalisme. L'enfant
innocent devient un sauvage qui détruit tout ce qu'il ne
comprend pas avec une sorte de minutie imbécile marquée par
"jusqu'à ... jusqu'à..."
N'ayant pas de culture, il croit détruire le pouvoir en détruisant
la beauté. C'est un pauvre d'esprit qui croit non seulement
pouvoir jouer, alors qu'une révolution est chose sérieuse,
mais encore que la disparition d'un symbole (le trône) entraînera
la disparition du pouvoir: incapable d'inventer une action, il
ne peut que répéter l'histoire de façon dérisoire en allant
brûler un fauteuil sur la place de la Bastille. Enfin et
surtout, il se rassure avec des opinions c'est à dire avec les
formes vides (sans contenu) d'un raisonnement hypothético-déductif:
"Puisqu'on
était victorieux, ne fallait-il pas s'amuser!"
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Cette
représentation du peuple qui se présente comme toute représentation
sensible comme ce qui est vu, ce qui est entendu, ce qui est
senti est modelée par des "jugements" sur
cette foule qui s'amuse du vandalisme, qui détruit irrémédiablement
la beauté, qui n'est composée que d'individus vulgaires, ivres
de leurs forces réunies: représentation du peuple imprégnée
par la distance que prennent Frédéric, Hussonnet (entraînés
malgré eux) et leur créateur Flaubert.
Étudier la représentation
du peuple par Jean Jaurès (*ouverture en nouvelle fenêtre)
en se demandant quels sont les points de convergence et s'il y a
vraiment une distance entre les deux représentations.
Même exercice
pour un texte de Victor Hugo (Notre Dame de Paris?) ou de
Malraux dans La condition humaine.
Dans tous les
cas, il est possible de mettre en évidence les jugements
implicites des auteurs qui modèlent la représentation en
fonction de leur conception et de leur volonté au point que
Ramon Fernandez écrit dans le journal Marianne du 13 Décembre
1933, que "sa volonté d'écrire (d'André
Malraux), de faire, devient sensible."
La pensée ne fait plus qu'un avec la puissance de l'évocation
comme si la représentation littéraire était capable de réconcilier
l'analyse et l'action.
Joseph
Llapasset |