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Auteurs

L' A B S O L U  

E T 

 L' A C C E S 

par Roland Vaschalde


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La problématique de l'accès est une problématique originairement mondaine, qui implique la dimension de l'espace, dans sa double acception, physique et transcendantale. Tout ainsi que l'arrivée dans un lieu où nous n'étions pas auparavant n'annihile pas pour autant  l'espace qui nous en séparait, de même notre accès aux choses qui peuplent le monde, loin d'être l'abolition d'une distance qui nous en  aurait provisoirement éloignés, repose au contraire sur celle-ci comme sa condition a priori et irréductible de possibilité.
Dans la donation qu'il opère l'accès, en tant qu'accès à quelque chose d'autre que nous-mêmes, maintient en vérité la déhiscence originaire avec laquelle, au fond, il ne constitue qu'une seule et même réalité phénoménologique. Car tout accès est un accès à, c'est à dire un parvenir dans ce qui, en lui-même, se trouve présenté comme accessible au sein d'un éloignement qui lui est consubstantiel, même s'il autorise en le fondant un éventuel mouvement de rapprochement / accaparement. De telle façon que ce qui se pro-pose à nous - chose du monde ou objet de pensée - n'est jamais totalement nôtre ni jamais totalement étranger. L'accès serait donc ce qui nomme l'ouvre de la transcendance comme  faculté d'objectivation, comme position de ce chiasme où la subjectivité originaire et l'étant se rencontrent et fusionnent dans l'unité d'une expérience que la philosophie occidentale moderne nous a précisément appris à penser comme celle du sujet et de l'objet .

Michel Henry, cependant, interroge l'en-deçà de ce pouvoir en posant la question radicale de la phénoménologie : comment l'accès accède t-il d'abord à lui-même, quel est le fondement ultime de toute relation possible ?
Sa réponse inaugure une nouvelle époque de l'interrogation philosophique : la transcendance n'est pas l'essence de la transcendance, la Relation n'est accès à quelque chose que parce qu'un pouvoir l'a préalablement reliée à elle-même. Cet archi-pouvoir, cette anti-essence du visible, cette étreinte de soi avec soi qui s'opère avant tout déploiement de la spatialité originaire du monde et comme sa condition, Michel Henry l'a reconnu comme étant la vie, dont l'immanence est le mode propre de manifestation. En tant qu'elle est ce lien interne infrangible qui tient toute présence hors du néant, cette modalité phénoménologique qui est la chair de chaque vivant constitue la seule réalité authentique, l'absolu dans l'effectuation de son apparaître, la parousie comprise comme Origine sans cesse présente et non comme une lointaine révélation devant encore ad-venir.

Considérée à la lumière de ces analyses phénoménologiques fondamentales, il faut alors souligner fortement combien la question de l'accès se trouve dépourvue de tout sens, ce qui pourrait s'exprimer sous la forme paradoxale d'un ' Comment puis-je me rendre là où je suis déjà? Identifié à la manifestation comme telle, l'absolu est en effet le nom même de la réalité, le toujours-déjà-là de la Présence, et toute conception qui le tiendrait pour un stade d'accomplissement et le but ultime d'une quête persévérante relève soit de la pure spéculation soit d'une simple description existentielle. 

Nous n'avons pas à avoir accès à l'absolu parce que nous-mêmes sommes l'accès, et d'abord comme accès à nous-mêmes. Le ' problème' de l'accès à l'absolu est un 'problème' toujours-déjà résolu par la réalité vivante de celui qui le pose, préalable à chacun de ses questionnements. Un questionneur qui s'apparente au poisson de cette histoire zen qui vouait sa vie à la recherche angoissée d'un océan merveilleux dans lequel il baignait en vérité depuis le commencement de ses jours.

Poser cette question résulte donc de la transposition dans la sphère phénoménologique de la réalité immanente de nos vie d'une terminologie  et d'une problématique propres aux relations intramondaines reposant sur la transcendance et la position de la dimension ontologique de l'espace comme Ecart primordial. Ecart qu'une démarche intellectuelle / existentielle pourra toujours se donner pour tâche de combler, inaugurant alors une recherche proprement désespérée dans son principe, ainsi qu'il apparaît dans toutes les guises selon lesquelles la transcendance prétend à rendre compte d'elle-même sans se référer au terreau vivant dans lequel elle trouve pourtant contenu et fondement.

Ici s'accomplit alors la possibilité d'une critique de la compréhension de la recherche spirituelle liée à la notion de voie. L'idée de ' voie', ressortit en effet au domaine de l'irréalité,  secondairement constituée par la raison intentionnelle qui se représente l'existence et son cheminement comme un déroulement linéaire menant  d'un point à un autre, les deux étant ob-jectivés et situés par leurs coordonnées temporelles respectives. Une fois institué, cet ensemble conceptuel se confond avec l'illusion d'un but à atteindre, d'un quelque chose à obtenir et auquel, précisément, cette ' voie' privilégiée nous permettra, un jour, éventuellement, d'accéder.

A l'opposé, une phénoménologie radicale découvre notre vie, en deçà de ces élaborations idéologiques, comme un absolu toujours-déjà présent dans l'instant, de telle façon que la question de son existence  apparaît bien relever d'une problématique du ' tout ou rien' qui exclut  l'idée même de révélation progressive ou partielle, laquelle n'a de sens que référée à des considérations de type psychologique en réalité  dépourvues de toute capacité à donner l'être, mais seulement à en aménager des modes particuliers d'arraisonnement ou à poser des questions comme celle de la possibilité de son accès. Conclusion qui, par ailleurs, ne signifie nullement leur égale indignité dès lors qu'il est fondé de penser que telle ou telle pratique ( art, méditation.) pourra avoir comme vertu de reconduire vers notre réalité vivante cependant que telle autre, que Pascal nous a définitivement aidés à penser comme ' divertissement', nous en éloigne au contraire pour nous oublier dans les luxuriantes autant que stériles constructions de l'abstraction raisonnante ou de l'imagination non créatrice.

Ce que nous pourrions résumer par la nécessité de distinguer radicalement d'une part l'idée traditionnelle de ' voie', de l'ordre de l'irréel et, d'autre part, ce que cette voie révèle, qui ne fait qu'un avec la seule et ultime réalité de cette vie que nous sommes et que nous étions déjà à l'origine de cette apparence de quête.

Tout chemin est ainsi un rêve de la vie immobile qui ne cesse de s'auto-éprouver sans jamais pouvoir sortir de soi, rendant vain par principe tout projet d'évasion, toute possibilité d'errance. Tout chemin est ainsi ce détour imaginaire au bout duquel, inéluctablement, nous nous retrouvons face au visage destinal qui est le nôtre depuis le commencement du temps et qui est notre fondement vivant.

Ce fondement, il appartenait à la phénoménologie matérielle de Michel Henry d' analyser la manière spécifique dont il se révèle, parachevant ainsi l'édifice de la phénoménologie historique . En un point de radicalité extrême où la pensée occidentale rejoint la sagesse la plus aboutie et la plus difficile des maîtres orientaux : ne vous efforcez pas de devenir des Bouddhas, ni d'atteindre l'Eveil. La bouddhéité est notre propre nature et la chair de nos jours, l'Eveil est notre condition native. Il s'agit 'seulement' d'y faire retour en reconnaissant et en déconstruisant dans le principe toute possibilité de transcendance. Transcendance qui pourrait alors se définir lapidairement : ce qui, en ouvrant l'accès, nous masque aussi bien l'Accès, dès lors que celui-ci se trouve compris comme le parvenir en soi - même de la vie qui ne cesse de se produire et qui, se faisant, nous constitue en tant que vivants.

Hormis aux yeux d'une telle démarche transcendante donc, rien là qui soit de l'ordre de l'extérieur, du caché, de l'obscur et doive un jour pouvoir être dé-couvert pour se voir reconnu et expérimenté. Ce qui nous est donné avec notre naissance vivante l'est aussi totalement que sans condition aucune, et à chacun pareillement, dans l'expérience subjective intime qu'il fait de lui-même. En ce sens seulement tous sont égaux car chacun est ego, un ego généré dans le mouvement interne de la vie et qui partage pour cela avec elle cette propriété phénoménologique de se révéler à soi-même et intégralement dans le moindre de ses contenus. De telle façon que cette souffrance n'est rien d'autre que cette souffrance-là, cette pensée rien d'autre que cette pensée-là, ce geste rien d'autre que ce geste-là, cette vie, en bref, rien d'autre que cette vie-là dans l'instant de sa manifestation.

Christianisme et bouddhisme ont tous deux donné naissance à une riche iconographie consacrée à leurs fondateurs respectifs. Parmi toutes ces représentations une figure impressionnante nous semble particulièrement convenir pour illustrer cette ultime leçon tout à la  fois de sagesse et de philosophie. Ils y sont représentés face au spectateur, la main droite levée, la paume tournée vers nous : voyez, tout est déjà là, rien n'est dissimulé. 

Il existe, dans la tradition zen chinoise, un apologue intitulé 'les dix tableaux représentant le domptage de la vache', laquelle symbolise le but de toute démarche spirituelle et qu'il s'agit, pour le pâtre, de retrouver puisqu'elle a disparu. La leçon de la parabole adressée au chercheur plongé dans son inquiétude fiévreuse se développe selon trois étapes successives de compréhension : 
1) en réalité elle ne s'est jamais égarée ; à quoi sert donc de la chercher ? 
2) en réalité, depuis le début de ta quête tu es assis sur son dos, 
3) en réalité il n'y a ni vache ni pâtre : seulement la pure et invisible Présence qui se tient depuis toujours sous les apparences du monde et sans laquelle il ne serait pas. 

Roland Vaschalde  - Bibliothèque Universitaire - Montpellier  - France

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