Or,
précisément le couple moteur différence l’identité qui constitue
ce phénomène n'est autre que celui de la temporalité même. Par conséquent,
je dirais que la transvocalisation est le processus même de la
temporalisation corporelle qui, comme nous l'avons vu, fonde la
musicalité et conjointement se rend visible, s'extériorise et se
spatialise dans le mouvement et, avant tout, dans l'acte de danser. En
effet, selon l'analyse que j'en ai proposée dans ma conférence de
Lausanne (19), la Danse se caractérise par quatre traits connexes qui
constituent le noyau spécifique de ce que j'ai désigné précédemment
par le terme d'“orchésalité”, à savoir:
1)
Une dynamique de métamorphose indéfinie ou l'ivresse du mouvement pour
son propre changement.
2)
Le jeu aléatoire de construction et destruction de l'unité apparente
de la corporéité qui ne cesse de se dissoudre dans la succession de
ses instants, le flux immaîtrisable d'une durée,,qu'elle essaie
pourtant de visualiser comme une et cernable. Autrement dit, selon
l'heureuse formule de Simone Forti qu'on retrouve presque chez tous les
chorégraphes, la Danse est toujours un processus aléatoire de
“tissage et détissage de la temporalité”. La danseuse, dit Paul
Valéry, croise, décroise, trame la terre avec la durée (20)
3)
Un dialogue incessant et conflictuel avec la gravitation terrestre ou Si
l'on préfère une ruse permanente avec la force gravitaire.
4)
Enfin, une pulsion auto-affective ou autoréflexive, celle-là même
qui meut le processus expressif et qui pousse la corporéité à faire
retour à et sur elle-même. La Danse, en ce sens, porte à son acmé la
puissance de transvocalisation inhérente au mouvement expressif :
l'expression chorégraphique en elle-même et hors de toute intention
présuppose, à l'instar de la voix qui résonne nécessairement
pour elle-même, la jouissance insatiable de son acte de production. Le
corps dansant, comme l'a souligné avec raison Paul Valéry, n'a affaire
qu'à soi-même et à la terre de laquelle il se détache pour y
revenir. On dirait, écrit le poète, qu'il s'écoute et n'écoute que
soi, le mouvement libéré de toute finalité utilitaire ne fait que se
répondre à lui-même à travers (21), précise encore Paul Valéry,
les sensations de durée et d'énergie qui forment comme une enceinte de
résonances (22) ou, dirais-je, une bulle musicale analogue à
l'univers sonore fictif et indéfiniment changeant du rêve. En d'autres
termes, l'acte de danser ne peut qu'exhiber ou rendre visible la temporalité
organique imprévisible et les contrepoints singuliers d'une vocalité
onirique, mieux, de la musicalité à la fois intérieure, fantasmatique
et charnelle qui chante en nous et fait vibrer différemment chaque
corporéité. Ainsi peut-on dire qu'on ne danse jamais ni en silence ni
avec ou sur une musique jouée extérieurement, “ live ” ou
enregistrée, mais à partir et sous l'impulsion et la pulsion d'une
trame musicale toujours nouvelle, hybride et évanescente issue des
interférences d'au moins deux types de musicalité: celle qu'engendre
notre propre temporalité corporelle et celle que nous imposent soit les
bruits imperceptibles, dont, comme l'a souligné John Cage, est chargé
le silence et qui le structurent, soit la composition sonore d’une
oeuvre élaborée. Cette trame est donc toujours le produit d’une
dialectique subtile indéfinie et incontrôlable qui rend illégitime et
dérisoire toute prétention hégémonique d’un des deux Arts, Musique
et Danse.
Ainsi,
d’une part la musique ne trouve son véritable fondement et moteur que
dans la matrice de temporalisation de l’acte de danser ou, si vous préférez,
toute composition musicale sonore n’est que le prolongement, l’émanation
et, au sens propre, l’orchestration de la Danse invisible qui
constitue sa trame temporelle. Mais, d’autre part, et inversement,
l’acte de danser n’est que la configuration visible de la
transvocalisation qui habite et anime la corporéité et par là en définit
et régit la musicalité secrète. Nous comprenons dès lors que la
musicalité et ce que j’ai appelé l’«orchésalité» comme tonalité
spécifique de la corporéité dansante sont, au fond, deux modalités
ou variantes spécifiques du processus de temporalisation qui «travaille
» et sous-tend l’ensemble du spectre sensoriel de notre corporéité
et qui constitue notre Être. De ce fait, elles s’articulent nécessairement
avec les autres modalités ou tonalités esthétiques qui
conditionnent et engendrent les autres ans, soit du spectacle, soit
plastiques. Ainsi, par exemple, peut-on dire que l’acte de danser
n’est que la manière choisie par notre corporéité de rendre
visible, kinesthésique et spatiale la structure temporelle rythmique
travaillée par le musicien sur le matériau sonore. agencée dans les
jeux signifiants du texte vocalisé et animée scéniquement par
l’auteur de théâtre et métaphorisée dans les explorations
insolites et imaginaires du regard du peintre et de la tactile du
plasticien (23).
Bref,
et ce sera là ma conclusion, la Danse fait éclater au grand jour et
iris toute sa force originaire le noyau temporel ultime et irréductible
de notre corporéité et par là de tout processus artistique elle
temporalise l’espace spatialisant notre temporalité.
Michel
Bernard , Professeur émérite d’Esthétique Théâtrale et Chorégraphique
-Université Paris VII -Saint Denis
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