Ainsi,
comme on le voit, cette dernière approche du concept de Musique
provient et correspond conjointement aux quatrième et cinquième acceptions
du mot “musical” tel que nous l'avons analysé précédemment, à
savoir le musical comme condition de possibilité et processus
d'engendrement de la Musique. Condition et processus qui ne sont
autres que celle et celui de la temporalité envisagée non comme mémoire
totalisante ou synthèse d'instants, mais comme matrice de production de
chacun à la fois identique et différent: le musicien, tel que le conçoit
John Cage, ne cherche pas à maîtriser, clôturer, hiérarchiser
cette production, mais en épouse, dans une passivité consentie, le
surgissement imprévisible dans le devenir foncièrement hétérogène
de la Nature à laquelle nous appartenons. En ce sens, comme
l'ajustement noté Daniel Charles, la vision cagienne rejoint ou recoupe
la théorie rhizomatique ou machinique de Gilles Deleuze et Félix
Guattari exposée dans Mille Plateaux et L'Inconscient machinique (13).
Selon
eux, il y a dans la Nature un processus de différenciation radical
immanent à un devenir de forces matérielles qui constitue une trame
intensive semblable aux arborescences sauvages et aléatoires des
rhizomes végétaux, que chacun modalise à sa manière dans sa diversité
et spécificité sensorielle. Autrement dit, chaque corporéité est régie
par un mécanisme d' “agencement de temporalisation” qui peut être
sonore, visuel, tactile, gustatif ou olfactif et “plus généralement
comportemental ”; mécanisme que Deleuze et Guattari appellent la
“ritournelle” dans la mesure où c'est l'émission sonore de ces
chants répétitifs et pourtant différents qui manifeste et par là
symbolise le mieux cette gestion temporelle fondamentale; comme telle,
la ritournelle est, par conséquent, disent ces deux auteurs, “le
contenu proprement musical, le bloc de contenu propre à la musique”
(14).
Et
ce n'est d'ailleurs pas un hasard si cette musicalité transparaît
d'abord dans la forme chantée de la ritournelle, car la voix est, selon
eux, “ l'organe d'expression des rythmes fondamentaux ” qui régissent,
dans chaque individu, “ les relations entre son milieu intérieur et
ses milieux extérieurs ” et qui circonscrivent, par la ritournelle,
en quelque sorte son territoire spécifique. Dès lors, la Musique écrivent-ils,
est d'abord une déterritorialisation de la voix (15) qui devient de
moins en moins langage, tout comme la peinture est une déterritorialisation
du visage.
Bref,
ce qu'on appelle la musicalité n'est que la modalisation sonore de la
temporalisation de notre corporéité vocale: Deleuze et Guattari rejoignent
ainsi à leur manière l'intuition cagienne et aussi heideggerienne
selon laquelle, comme l'a souligné avec pertinence Daniel Charles,
“la voix, par l'intervalle, l'interstice ou intermittence qui constitue
chacune de ses émissions, est le symbole du temps” (16). En
fait, il convient, selon moi, de rectifier quelque peu cette
formulation tout en la prolongeant et la radicalisant en appréhendant
en amont toutes ses implications du point de vue corporel.
En
effet, plus que le symbole, et, par conséquent un métasignifiant du
temps, la vocalité est ce qui temporalise elle-même la totalité de
notre corporéité et cela non pas comme simple organe d'expression des
rythmes fondamentaux de ses relations avec l'environnement, ainsi que
l'expliquent Deleuze et Guattari, mais comme modèle même ou archétype
ou prototype structural de l'expressivité corporelle en tant que telle
; comme j'ai tenté de le démontrer dans ma thèse sur l'expressivité
(17), la matrice vocale (et non la voix nécessairement proférée) détermine,
gouverne et régit le mode singulier de gestion de l'expressivité du
champ total de notre corporéité non seulement audible, mais visible.
Ainsi l'expression de mon visage, de ma gestualité ou de mes attitudes
est la conversion ou projection visible du mécanisme constitutif de ma
vocalité audible en tant que dynamique immanente de différenciation
autoaffective ou, si vous préférez, processus de production
inconscient et paradoxal d'une différence qui tend étrangement à
s'annuler dans le fantasme d'une identité nostalgique.
C'est
ce que j'ai appelé le phénomène de “ trans-vocalisation ” dont
Gaston Bachelard a donné une merveilleuse traduction poétique en
disant, dans L'Eau et les rêves: “La voix projète des visions”
(18).
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