° Rubrique philo-fac

PHILO RECHERCHE - FAC

Une évidence ambiguë. 

Esquisse d'une problématique des rapports de la danse et de la musicalité  

  • par Michel Bernard Professeur émérite d’Esthétique Théâtrale et Chorégraphique  Université Paris VIII Saint Denis.

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Ainsi, comme on le voit, cette dernière approche du concept de Musique provient et correspond conjointement aux quatrième et cinquième accep­tions du mot “musical” tel que nous l'avons ana­lysé précédemment, à savoir le musical comme condition de possibilité et processus d'engendre­ment de la Musique. Condition et processus qui ne sont autres que celle et celui de la temporalité envi­sagée non comme mémoire totalisante ou synthèse d'instants, mais comme matrice de production de chacun à la fois identique et différent: le musicien, tel que le conçoit John Cage, ne cherche pas à maî­triser, clôturer, hiérarchiser cette production, mais en épouse, dans une passivité consentie, le surgis­sement imprévisible dans le devenir foncièrement hétérogène de la Nature à laquelle nous apparte­nons. En ce sens, comme l'ajustement noté Daniel Charles, la vision cagienne rejoint ou recoupe la théorie rhizomatique ou machinique de Gilles Deleuze et Félix Guattari exposée dans Mille Plateaux et L'Inconscient machinique (13). 

Selon eux, il y a dans la Nature un processus de différenciation radical immanent à un devenir de forces matérielles qui constitue une trame intensive sem­blable aux arborescences sauvages et aléatoires des rhizomes végétaux, que chacun modalise à sa manière dans sa diversité et spécificité sensorielle. Autrement dit, chaque corporéité est régie par un mécanisme d' “agencement de temporalisation” qui peut être sonore, visuel, tactile, gustatif ou olfactif et “plus généralement comportemental ”; mécanisme que Deleuze et Guattari appellent la “ritournelle” dans la mesure où c'est l'émission sonore de ces chants répétitifs et pourtant diffé­rents qui manifeste et par là symbolise le mieux cette gestion temporelle fondamentale; comme telle, la ritournelle est, par conséquent, disent ces deux auteurs, “le contenu proprement musical, le bloc de contenu propre à la musique” (14). 

Et ce n'est d'ailleurs pas un hasard si cette musicalité transparaît d'abord dans la forme chantée de la ritournelle, car la voix est, selon eux, “ l'organe d'expression des rythmes fondamentaux ” qui régissent, dans chaque individu, “ les relations entre son milieu intérieur et ses milieux extérieurs ” et qui circonscrivent, par la ritournelle, en quelque sorte son territoire spécifique. Dès lors, la Musique écri­vent-ils, est d'abord une déterritorialisation de la voix (15) qui devient de moins en moins langage, tout comme la peinture est une déterritorialisation du visage. 

Bref, ce qu'on appelle la musicalité n'est que la modalisation sonore de la temporalisation de notre corporéité vocale: Deleuze et Guattari rejoi­gnent ainsi à leur manière l'intuition cagienne et aussi heideggerienne selon laquelle, comme l'a souligné avec pertinence Daniel Charles, “la voix, par l'intervalle, l'interstice ou intermittence qui consti­tue chacune de ses émissions, est le symbole du temps” (16). En fait, il convient, selon moi, de rec­tifier quelque peu cette formulation tout en la prolongeant et la radicalisant en appréhendant en amont toutes ses implications du point de vue corporel. 

En effet, plus que le symbole, et, par conséquent un métasignifiant du temps, la vocalité est ce qui temporalise elle-même la totalité de notre corporéité et cela non pas comme simple organe d'expression des rythmes fondamentaux de ses relations avec l'envi­ronnement, ainsi que l'expliquent Deleuze et Guattari, mais comme modèle même ou archétype ou prototype structural de l'expressivité corporelle en tant que telle ; comme j'ai tenté de le démontrer dans ma thèse sur l'expressivité (17), la matrice vocale (et non la voix nécessairement proférée) détermine, gouverne et régit le mode singulier de gestion de l'expressivité du champ total de notre corporéité non seulement audible, mais visible. Ainsi l'expression de mon visage, de ma gestualité ou de mes attitudes est la conversion ou projection visible du mécanisme constitutif de ma vocalité audible en tant que dynamique immanente de différenciation autoaffective ou, si vous préférez, processus de production inconscient et paradoxal d'une différence qui tend étrangement à s'annuler dans le fantasme d'une identité nostalgique. 

C'est ce que j'ai appelé le phénomène de “ trans-vocali­sation ” dont Gaston Bachelard a donné une mer­veilleuse traduction poétique en disant, dans L'Eau et les rêves: “La voix projète des visions” (18). 

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