Comme
tous les mots formés avec le suffixe al, l'adjectif “musical” et a fortiori
le substantif “musicalité” peut en effet signifier et
impliquer cinq types de rapports avec celui de Musique:
1)
Le premier est celui d'appartenance factuelle et empirique à la Musique
telle qu'on la perçoit ou repère à tel moment et en tel lieu ou telle
aire culturelle. “Musical” dans ce cas désigne un attribut
contingent et observé du fait concret de la Musique existante ou ayant
existé institutionnellement et historiquement, quelle que soit sa définition
proprement esthétique.
2)
Le second rapport est celui, au contraire, d'appartenance essentielle ou
ontologique à la Musique envisagée comme Art spécifique indépendant
de toute référence historique. “Musical”signifie dès lors: ce qui
reflète ou manifeste l'essence même de la Musique comme entité universelle
et permanente.
3)
Le troisième rapport, sans doute le plus fréquemment usité, est
celui d'évaluation ou de qualification axiologique: l'adjectif
“musical” dénote ici une qualité ou une valeur d'un phénomène
énoncé par un jugement personnel ou collectif qui le réfère à un
concept de Musique comme norme absolue.
4)
Un quatrième rapport peut également être implicitement signifié:
celui de relation d'intelligibilité et ou de justification
analytique; dès lors, est désigné comme “ musical ” ce qui rend
possible et légitime la Musique en tant qu'Art, autrement dit la
structure qui conditionne et permet son émergence et son fonctionnement
spécifique.
5)
Enfin, cinquième et dernier rapport implicite et formel: celui de la
relation d'engendrement ou de production même de la Musique comme
praxis. Dans ce cas, le “ musical ” désigne non plus l'attribut
empirique, l'essence, la valeur, la structure, mais le processus, la
dynamique créatrice de l'Art appelé “Musique”.
Bref,
le concept de musicalité pâtit d'une première ambiguïté d'ordre
épistémologique : celle qui résulte de la diversité des rapports
implicites, formels et rationnels qui prétendent le situer et le définir
relativement à l'être supposé de la Musique. Mais, comme nous
l'annoncions précédemment, à cette ambiguïté s'en ajoute une autre
étroitement connexe et complémentaire: celle qui est inhérente à
la polysémie du concept de Musique lui-même. Autrement dit, Si le
musical implique d'une manière ou d'une autre la référence à la
Musique comme entité artistique nécessairement liée aux autres, nous
sommes conduits à nous demander ce qui paraît la caractériser, bref
quelle est la spécificité de cette intentionnalité artistique présente
dans le phénomène reconnu et désigné comme Musique.
Or,
nous constatons précisément que toutes les acceptions qui en ont été
jusqu'ici proposées se définissent et se distribuent en fonction de la
reconnaissance ou au contraire du refus d'une normativité explicite
ou implicite de cet Art. Ainsi la Musique, dans et malgré la grande
diversité des formes qu'elle a revêtues dans l'Histoire et le Monde,
me paraît pouvoir être identifiée selon cinq modalités fondamentales
correspondant à cinq manières de situer cet Art relativement aux deux
couples conjoints “Nature/Culture” et “Expérience/Raison”.
I)
La première et la plus connue est celle qui fonde la Musique sur la
normativité explicite et a priori d'une Nature entièrement
rationnelle ou, si vous préférez, conçue comme régie par une mathématique
originaire et immanente: c'est la Musique comme Art de l'Harmonie et du
Contrepoint, c'est-à-dire de la combinaison des sons comme unités
abstraites et pures, liées par des rapports numériques déterminés.
Il s'agit là du modèle métaphysique et dogmatique de l'Art musical
comme mimesis de la Nature qui a régné en Occident jusqu'à
la première moitié du XIX' siècle.
2)
La seconde modalité est, elle aussi, fondée sur une normativité
explicite également rationnelle, mais cette fois a posteriori et
purement culturelle parce que conventionnelle, construite et choisie
arbitrairement sous forme d'un code formel de traitement sonore qui se
veut contingent et artificiel. Elle est l’œuvre d'un modèle
scientifique et relativiste de l'Art musical comme production singulière
d'une culture déterminée à une époque déterminée en un lieu déterminé:
ainsi, par exemple, celui qui a présidé à la naissance de la musique
sérielle de la deuxième École viennoise.
3)
La troisième modalité accentue cet enracinement culturel et
historique de la Musique qu'elle fonde exclusivement sur la normativité
explicite non plus rationnelle, mais totalement empirique d'une
organisation et d'une tradition sociales particulières : la Musique
devient alors une structure concrète, anthropologique et praxique.
Bref, elle se définit par un modèle ethnologique : elle répond à un
usage culturel de la production et réception sonores issues d'une
corporéité triplement codée par ses croyances et mythes, son système
social et institutionnel et la praxis quotidienne de production,
distribution et consommation.
4)
À la différence des trois modalités précédentes, la quatrième prétend
caractériser la Musique hors de toute normativité affichée ou non,
puisqu'elle se veut purement descriptive et à visée structurale: indépendamment
de toute postulation explicite sur la Nature, la Science et la Société,
la Musique serait l'émanation d'une configuration esthétique et plus
particulièrement poétique du rapport de l'homme au Monde : bref, dans
cette optique inspirée de la phénoménologie husserlienne et plus
exactement de celle mise en oeuvre par Mikel Dufrenne et soutenue
particulièrement par Raymond Court dans sa thèse sur “le
Musical” (9), il y aurait, par delà la reconnaissance proclamée de
normes métaphysiques, scientifiques, socioculturelles et mythico-
religieuses, un “ Musical pur”, une essence musicale qui résiderait
dans le traitement rythmique de la langue et, comme tel, assurerait la
suture de tous les Arts dont la Musique ne serait que la forme privilégiée.
Mais, comme on le devine, un tel modèle de la définition de la Musique
réintroduit subrepticement la référence obligée à la primauté du
langage avec sa normativité implicite propre et, comme l'a noté
pertinemment Daniel Charles, une certaine vision ontologique de la
Nature avec laquelle Raymond Court semble l'identifier (10).
5)
D'où l'intervention d'un cinquième et ultime modèle, le plus radical
de tous dans la mesure où il prétend rompre non seulement avec les
normes des définitions traditionnelles et modernes de la Musique, mais
avec celles du langage comme système formel. Plus exactement ce modèle,
par un souci d'approfondissement de tous les postulats des musiques qui
ont jalonné l'Histoire, entend dévoiler “la condition la plus générale
de toute musique”, celle inhérente au silence dont elle est censée
se détacher. On reconnaît là la démarche “anarchique” (selon la
formulation orthographique heureuse de Daniel Charles) de John Cage
qui justement recommande non d'occulter ou de relativiser et
instrumentaliser ce silence, mais de l'écouter, c'est-à-dire de se
rendre sensible au processus même d'irruption de l'instant désormais
non totalisé ou cumulé dans les relations instaurées par la mémoire,
mais goûté dans sa singularité éclatée, à la fois répétition
et différence : bref, dans cette optique, “la musique doit être
assumée comme une action temporelle” (11) et, à la limite, comme
toute action temporelle, quelle qu'elle soit, ou mieux encore comme
“un sens intensif et non extensif du temps” (12).
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