° Rubrique philo-fac

PHILO RECHERCHE - FAC

Une évidence ambiguë. 

Esquisse d'une problématique des rapports de la danse et de la musicalité  

  • par Michel Bernard Professeur émérite d’Esthétique Théâtrale et Chorégraphique  Université Paris VIII Saint Denis.

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Comme tous les mots formés avec le suffixe al, l'adjectif “musical” et a fortiori le substantif “musicalité” peut en effet signifier et impliquer cinq types de rapports avec celui de Musique:

1) Le premier est celui d'appartenance factuelle et empirique à la Musique telle qu'on la perçoit ou repère à tel moment et en tel lieu ou telle aire cul­turelle. “Musical” dans ce cas désigne un attri­but contingent et observé du fait concret de la Musique existante ou ayant existé institutionnel­lement et historiquement, quelle que soit sa défi­nition proprement esthétique.

2) Le second rapport est celui, au contraire, d'appartenance essentielle ou ontologique à la Musique envisagée comme Art spécifique indé­pendant de toute référence historique. “Musical”signifie dès lors: ce qui reflète ou manifeste l'essence même de la Musique comme entité uni­verselle et permanente.

3) Le troisième rapport, sans doute le plus fré­quemment usité, est celui d'évaluation ou de qua­lification axiologique: l'adjectif “musical” dénote ici une qualité ou une valeur d'un phéno­mène énoncé par un jugement personnel ou col­lectif qui le réfère à un concept de Musique comme norme absolue.

4) Un quatrième rapport peut également être implicitement signifié: celui de relation d'intel­ligibilité et ou de justification analytique; dès lors, est désigné comme “ musical ” ce qui rend possible et légitime la Musique en tant qu'Art, autrement dit la structure qui conditionne et permet son émergence et son fonctionnement spécifique.

5) Enfin, cinquième et dernier rapport implicite et formel: celui de la relation d'engendrement ou de production même de la Musique comme praxis. Dans ce cas, le “ musical ” désigne non plus l'attri­but empirique, l'essence, la valeur, la structure, mais le processus, la dynamique créatrice de l'Art appelé “Musique”.

Bref, le concept de musicalité pâtit d'une pre­mière ambiguïté d'ordre épistémologique : celle qui résulte de la diversité des rapports implicites, formels et rationnels qui prétendent le situer et le définir relativement à l'être supposé de la Musique. Mais, comme nous l'annoncions précédemment, à cette ambiguïté s'en ajoute une autre étroitement connexe et complémentaire: celle qui est inhé­rente à la polysémie du concept de Musique lui-même. Autrement dit, Si le musical implique d'une manière ou d'une autre la référence à la Musique comme entité artistique nécessairement liée aux autres, nous sommes conduits à nous demander ce qui paraît la caractériser, bref quelle est la spécificité de cette intentionnalité artistique présente dans le phénomène reconnu et désigné comme Musique.

Or, nous constatons précisément que toutes les acceptions qui en ont été jusqu'ici proposées se définissent et se distribuent en fonction de la recon­naissance ou au contraire du refus d'une normativité explicite ou implicite de cet Art. Ainsi la Musique, dans et malgré la grande diversité des formes qu'elle a revêtues dans l'Histoire et le Monde, me paraît pou­voir être identifiée selon cinq modalités fondamen­tales correspondant à cinq manières de situer cet Art relativement aux deux couples conjoints “Nature/Culture” et “Expérience/Raison”.

I) La première et la plus connue est celle qui fonde la Musique sur la normativité explicite et a priori d'une Nature entièrement rationnelle ou, si vous préférez, conçue comme régie par une mathé­matique originaire et immanente: c'est la Musique comme Art de l'Harmonie et du Contrepoint, c'est-à-dire de la combinaison des sons comme unités abstraites et pures, liées par des rapports numé­riques déterminés. Il s'agit là du modèle méta­physique et dogmatique de l'Art musical comme mimesis de la Nature qui a régné en Occident jusqu'à la première moitié du XIX' siècle.

2) La seconde modalité est, elle aussi, fondée sur une normativité explicite également rationnelle, mais cette fois a posteriori et purement culturelle parce que conventionnelle, construite et choisie arbitrairement sous forme d'un code formel de traitement sonore qui se veut contingent et artifi­ciel. Elle est l’œuvre d'un modèle scientifique et relativiste de l'Art musical comme production sin­gulière d'une culture déterminée à une époque déterminée en un lieu déterminé: ainsi, par exemple, celui qui a présidé à la naissance de la musique sérielle de la deuxième École viennoise.

3) La troisième modalité accentue cet enracine­ment culturel et historique de la Musique qu'elle fonde exclusivement sur la normativité explicite non plus rationnelle, mais totalement empirique d'une organisation et d'une tradition sociales par­ticulières : la Musique devient alors une structure concrète, anthropologique et praxique. Bref, elle se définit par un modèle ethnologique : elle répond à un usage culturel de la production et réception sonores issues d'une corporéité triplement codée par ses croyances et mythes, son système social et institutionnel et la praxis quotidienne de produc­tion, distribution et consommation.

4) À la différence des trois modalités précé­dentes, la quatrième prétend caractériser la Musique hors de toute normativité affichée ou non, puisqu'elle se veut purement descriptive et à visée structurale: indépendamment de toute postulation explicite sur la Nature, la Science et la Société, la Musique serait l'émanation d'une configuration esthétique et plus particulièrement poétique du rapport de l'homme au Monde : bref, dans cette optique inspirée de la phénoménologie husserlienne et plus exactement de celle mise en oeuvre par Mikel Dufrenne et soutenue particuliè­rement par Raymond Court dans sa thèse sur “le Musical” (9), il y aurait, par delà la reconnais­sance proclamée de normes métaphysiques, scientifiques, socioculturelles et mythico- religieuses, un “ Musical pur”, une essence musicale qui résiderait dans le traitement rythmique de la langue et, comme tel, assurerait la suture de tous les Arts dont la Musique ne serait que la forme privilégiée. Mais, comme on le devine, un tel modèle de la définition de la Musique réintroduit subrepticement la référence obligée à la primauté du langage avec sa normativité implicite propre et, comme l'a noté pertinemment Daniel Charles, une certaine vision ontologique de la Nature avec laquelle Raymond Court semble l'identifier (10).

5) D'où l'intervention d'un cinquième et ultime modèle, le plus radical de tous dans la mesure où il prétend rompre non seulement avec les normes des définitions traditionnelles et modernes de la Musique, mais avec celles du langage comme sys­tème formel. Plus exactement ce modèle, par un souci d'approfondissement de tous les postulats des musiques qui ont jalonné l'Histoire, entend dévoiler “la condition la plus générale de toute musique”, celle inhérente au silence dont elle est censée se détacher. On reconnaît là la démarche “anarchique” (selon la formulation orthogra­phique heureuse de Daniel Charles) de John Cage qui justement recommande non d'occulter ou de relativiser et instrumentaliser ce silence, mais de l'écouter, c'est-à-dire de se rendre sensible au pro­cessus même d'irruption de l'instant désormais non totalisé ou cumulé dans les relations instaurées par la mémoire, mais goûté dans sa singula­rité éclatée, à la fois répétition et différence : bref, dans cette optique, “la musique doit être assumée comme une action temporelle” (11) et, à la limite, comme toute action temporelle, quelle qu'elle soit, ou mieux encore comme “un sens intensif et non extensif du temps” (12). 

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