Dans
le cadre restreint de
cette conférence, je voudrais seulement et modestement, comme le suggère
le sous-titre annoncé, vous proposer et soumettre quelques réflexions
susceptibles de permettre l'établissement d'une problématique la plus
rigoureuse et la plus précise possible des rapports de la danse et de
la musicalité. Mais d'abord, pourquoi “ musicalité ” et non “
musique ”, comme il est courant de le faire dans les questionnements
les plus fréquents ou habituels au sein des colloques, rencontres et
symposiums organisés sur et autour de cette thématique? Parce que,
selon moi, les Arts ne constituent pas des entités esthétiques,
institutionnelles et historiques totalement séparées, distinctes et
autonomes, mais, comme l'a fort bien souligné Anton Ehrenzweig dans L'Ordre
caché de l'Art (1), les modalités apparentes de différenciation
et d'accentuation d'un réseau spectral commun de “qualia”
sensibles d'origines diverses ou,
Si
vous préférez, d'une même trame ou chaîne sensorielle hybride ;
modalités analogues aux franges ou bandes chromatiques qui composent le
spectre lumineux, tel que le révèle l'arc-en-ciel ou la réfraction
d'un rayon de soleil dans un prisme. Nos sens, en effet, ne fonctionnent
pas isolément, mais d'une façon solidaire et organique par le jeu d'un
entre-croisement permanent à la fois avec le monde, entre eux et avec
le processus d'énonciation linguistique, l'acte de parler et d'écrire.
Bref, pour reprendre la terminologie célèbre de Maurice Merleau-Ponty,
ils obéissent à un mécanisme correspondant à la figure de rhétorique
du “ chiasme”, c'est-à-dire dessinant la croix de la lettre grecque
X et ici, en l'occurrence, à un triple chiasme (2):
-
intrasensoriel puisque chaque sensation est à la fois active et
passive,
- intersensoriel pour autant que chaque organe sensoriel résonne ou
retentit du fonctionnement des autres, comme l'a magnifiquement exprimé
Charles Baudelaire dans le sonnet des“Correspondances” (3),
- parasensoriel dans la mesure où l'acte de sentir s'effectue ou
s'accomplit selon une modalité analogue à celui de l'acte du dire, à
savoir comme mécanisme de projection de simulacres (4). Ce triple
fonctionnement chiasmique forme donc un réseau ou un entrelacs
sensoriel et énergétique qui alimente et gouverne chacune des
impressions fournies par nos cinq organes des sens. Dès lors, chaque
art qui prétend exploiter et orchestrer la richesse d'un organe privilégié
: la vue, l'audition, le toucher, l'olfaction et le goût est en fait
tribu-taire de l'apport des autres, ainsi que de leur dualité ou
polarité immanente (actif/passif) et de leur pouvoir de simulation.
Et
c'est, d'ailleurs, cette capacité spécifique de les conjoindre ou de
les conjuguer et d'en jouer d'une façon singulière et originale, d'opérer,
selon l'expression heureuse d'Anton Ehrenzweig, un “scanning
inconscient” sur toute cette circulation polysensorielle qui
constitue l'essence de l'acte de création artistique. Le travail
artistique est donc essentiellement “ nomade ” et appelle, comme le
dit Mikel Dufrenne, “une esthétique sans entrave” (5): ce qui
distingue ou différencie celui de chaque genre artistique réside, en
fait, dans la modulation choisie de ce nexus de la matérialité
sensorielle et pulsionnelle qui privilégie et accentue telle ou telle
composante, favorise tel ou tel agencement et détermine par là même
des tonalités esthétiques spécifiques correspondant au sens pris
comme épicentre.
Ainsi
on peut distinguer sept tonalités fondamentales:
les deux premières, apparemment à dominante spatiale, sont bien évidemment,
d'une part, la picturalité en tant que relative à l'appréhension
visuelle des formes colorées, d'autre part, la plasticité définie par
rapport à la perception tactile de leur distribution et du modèle
des volumes comme l'a souligné Auguste Rodin (6).
Deux
autres résultent plus directement du statut hybride et étrange des
deux sens archaïques connexes que sont l'odorat et le goût, à savoir
la fragrance et la saveur, sources de l'art des parfums et de l'art
culinaire. Enfin les trois dernières tonalités sont, elles, avant
tout, manifestement d'essence temporelle: d'abord, la théâtralité
qui, comme je l'ai longuement expliqué dans ma thèse (7) et d'autres
articles, découle de la structure ambivalente et paradoxale de la
corporéité humaine travaillée par la double pulsion contradictoire de
son désir et pouvoir d'énonciation linguistique et par là de
simulation, donc de dualisation fictive et simultanément de son vœu
inconscient et nostalgique d'unité ou d'identité. Puis, plus
radicalement, puisque sous-jacentes à la précédente et la fondant,
les deux tonalités qui nous intéressent ici, à savoir, d'une part, la
musicalité qui, même Si elle paraît s'inscrire en priorité dans
l'univers sonore et dériver du seul sens auditif, le déborde très
largement et émane du mécanisme producteur de la temporalité, celui
de la scansion de la répétition et de la différence des instants
constituant notre durée d'autre part, et corollairement, ce que
j'appelle l' “ orchésalité ” (8), c'est-à-dire la modulation spécifique
proprioceptive et visible du traitement ou d'exploitation motrice de ce
mécanisme, autrement dit de cette temporalité corporelle et kinétique
que manifeste la Danse.
En somme, bien loin d'envisager superficiellement le problème des
rapports de la Musique et de la Danse comme celui de deux Arts constitués,
ou plus exactement comme deux genres esthétiques hétérogènes clos et
institutions historiques distinctes et autonomes, il convient de le
situer en amont dans les processus constituants qui les spécifient et
en sont les véritables moteurs, la musicalité et orchésalité, et
en ce sens de rectifier maintenant la formulation du sous-titre et même
de l'introduction de cette conférence en substituant ce nouveau terme
à celui de Danse que j 'ai employé par crainte de vous effaroucher
avec ce curieux néologisme abstrait et obscur d'“orchésalité”.
Encore
faut-il bien s'entendre sur ces deux concepts et parallèlement sur les
deux Arts qu'ils sont censés engendrer et définit En effet, en dépit
de leur apparente évidence, puisque tout le monde croit pouvoir reconnaître
une musique et une danse et a fortiori savoir comment les
produire, tous ces concepts sont chargés d'une ambiguïté foncière.
Et
tout d'abord, celui de musicalité qui conjugue en fait une double équivoque;
d'une part, celle qui se situe au niveau de la nature du rapport formel
et grammatical du mot avec la Musique en tant que désignation du genre
artistique, d'autre part, et corollairement, celle qui réside dans la définition
même du statut de cet Art.
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