Une
analyse explicative
"Je pose en principe
un fait peu contestable: que l'homme est l'animal qui
n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il
change ainsi le monde extérieur naturel,
il en tire des outils et des objets fabriqués qui
composent un monde nouveau, le monde humain. L'homme parallèlement
se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de
donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours
libre, auquel l'animal n'apporte pas de réserve. Il est nécessaire
encore d'accorder que les deux négations
que, d'une part, l'homme fait du monde donné et, d'autre
part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous
appartient pas de donner une priorité à l'une ou à
l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous
la forme des interdits religieux) est la conséquence du
travail, ou le travail la conséquence d'une mutation
morale. Mais en tant qu'il y a homme, il
y a d'une part travail et de l'autre négation par
interdits de l'animalité de l'homme." Georges
Bataille, L'érotisme, 10/18
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Faisons apparaître les termes qui marquent une liaison, un
rapport avec d'autres éléments du texte (en
gras dans le texte ci-dessus).
Remarquons que ces termes marquent plus une juxtaposition que
l'enchaînement d'une argumentation: c'est que Bataille s'appuie
sur l'expérience plutôt que sur un raisonnement qui relierait le
début du texte à sa conclusion. "Il ne nous appartient
pas" signifie, nous n'avons de fait observable qui nous
permettrait de répondre. Dès le début c'est un fait qu'il pose
en principe.
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L'analyse explicative s'efforce de déplier le sens, le mouvement,
la "marche" du texte et d'éclairer son sens, sa
signification, à partir de la détermination des concepts ou
expressions.
Dans l'analyse explicative, vous n'hésiterez pas à commenter le
texte ou à l'éclairer par une référence à la pensée d'un
auteur.
Par exemple:
Par
une première affirmation, Bataille annonce qu'il fonde le
mouvement du texte sur un "principe", un point de départ
d'une suite, solide, parce qu'il n'est pas déduit. Un principe
c'est pour Descartes une vérité de fait (l'existence est la
première des vérités) à partir de laquelle on déduit tout un
ensemble de vérités nouvelles: un "fait" porte en lui
même sa preuve s'il est de l'ordre de l'expérience, de ce qui s'éprouve,
de ce qui n'est pas fabriqué: c'est donner au principe un caractère
absolu puisqu'il a sa raison d'être en soi, alors que la suite de
la déduction sera relative, aura sa raison d'être hors d'elle,
dans le principe, bien entendu si la déduction est rigoureuse.
"que l'homme est l'animal qui n'accepte pas simplement
le donné naturel, qui le nie."
Le principe distingue l'homme de l'animal: pour l'animal le donné
naturel extérieur, pour le dire simplement le milieu,
l'environnement, est suffisant. Il l'"accepte", prend
pour satisfaire ses besoins ce qui lui est offert par les saisons,
"simplement" c'est à dire sans faire de manières, sans
se dédoubler, réfléchir, faire la fine bouche ou évoquer
l'absence. (c'est mieux ailleurs dit le désir). Ce faisant
l'animal satisfait ses besoins et ne désire pas. L'homme au
contraire "nie" la nature extérieure, la refuse et la
rejette. L'homme est désir et le désir se sépare du besoin, préfère
à la présence de l'objet donné, l'absence d'un monde humain à
inventer et à réaliser.
"Il change ainsi le monde extérieur
naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui
composent un monde nouveau, le monde humain."
Par "ainsi" l'auteur annonce l'explicitation du
processus de négation: "changer" signifie effectivement
rendre autre, donne un autre forme: grâce à ce que Bergson
appelle la structure naturelle de l'homme, une intelligence
fabricatrice, l'homme invente des instruments et donne à ses
instruments la permanence en les fabriquant avec un matériau
qu'il tire de la nature: le bois, le fer... Les instruments lui
permettent de produire des objets fabriqués, une table par
exemple dont la forme vient de sa conscience et la matière de la
nature: comprenons que l'homme travaille et transforme la nature
par son travail.
"L'homme parallèlement se nie lui-même,
il s'éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction
de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l'animal n apporte
pas de réserve."
Comme deux parallèles sont liées, suivent leur chemin en même
temps, l'une n'allant pas sans l'autre, l'homme en même temps
qu'il nie le donné naturel extérieur en travaillant se nie lui même,
nie son donné naturel intérieur en refusant de se laisser aller
à satisfaire ses besoins pendant qu'il travaille: cela revient
souligne l'auteur à s'éduquer soi même, à s'élever
au dessus de l'animalité en refusant de s'abandonner aux appétits
pendant le temps du travail: il s'impose de ne pas manger, de ne
pas boire, de ne pas dormir, ce qui suppose qu'il ait mangé,
qu'il ait bu, qu'il ait dormi selon un rythme qu'il s'est fixé et
auquel il a obéi, premier pas vers l'autonomie d'un sujet. Le
"s" de s'éduquer est capital: c'est l'homme qui s'éduque,
c'est l'homme qui se libère: la liberté ne se donne pas, elle se
prend.
"Il est nécessaire encore d'accorder
que les deux négations que, d'une part, l'homme fait du monde
donné et, d'autre part, de sa propre animalité, sont liées."
Est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être. Si les deux négations
sont liées c'est que l'une ne va pas sans l'autre: comment
travailler à modifier la nature extérieure si on n'est pas
capable de faire attention à ce qu'on fait? Comment faire
attention à ce qu'on fait si on ne s'y est pas exercé en
travaillant? c'est un peu l'histoire de la poule et de l'œuf.
"Il ne nous appartient pas de donner une priorité à
l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît
sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du
travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale."
La voiture qui avait la "priorité" est passée en
premier. Par quoi l'homme a-t-il commencé? Qu'est-ce qui est venu
en premier, une mutation morale ou changement brusque grâce
auquel l'homme est parvenu à se dominer et alors il a pu
travailler ou le travail, venu en premier qui aurait exercé
l'attention? L'auteur refuse de répondre parce que d'une part il
est difficile de concevoir l'une des deux négations sans l'autre
comme si chacune était la condition de possibilité de l'autre,
et que d'autre part il n'y a aucun donné historique sur le
devenir passé réel de l'humanité, sur le passage de la nature
à la culture, du besoin au désir. Bataille se trouve dans les mêmes
conditions que Rousseau quand il réfléchit sur l'origine des
langues: une langue en effet, pour être constituée exige que
l'homme parle.
[Ne
pourrait-on pas dire que le travail naît de cette puissance d'altérité
(vouloir être autrement et vouloir être ailleurs) qu'est
l'existence comme désir, que le désir lui même naît d'une
manque éprouvé, et que la forme de ce qui n'est pas donné,
comme pensée intérieure à l'architecte, est la condition de
possibilité du travail? L'attention serait née d'une déception
par le milieu, d'une conversion vers l'imaginaire, d'une attention
à autre chose que le besoin, ce qui est la première marche d'une
conversion morale par laquelle le sujet se détourne de la
satisfaction immédiate de ses appétits. La priorité reviendrait
donc bien au développement de la possibilité de prêter
attention à autre chose que les appétits, ce qui revient à préférer
le désir au besoin, l'absence à la présence, à s'élever
au-dessus des appétits sensibles. On se trouve au premier barreau
de l'échelle de Jacob. (attention , mémorisation, combinaison,
invention)]
"Mais
en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation
par interdits de l'animalité de l'homme."
reste que la dernière phrase est bien l'aboutissement du
mouvement suivi par le texte: poser l'homme dans l'existence c'est
poser le travail et le refus par l'homme d'une animalité qui, en
le repliant sur lui-même, le réduirait à une programmation
naturelle. Bataille relie ce refus de l'animalité à des
interdits, ou à la prohibition de certains actes, qu'il qualifie
plus haut de religieux comme si, par exemple, la prohibition de
l'inceste marquait le passage de la nature à la culture, dans le
refus d'une satisfaction donnée, présente, pour une satisfaction
conquise sur une distance par une relation qui fonde l'humanité.
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Vers Rubrique
Philo: Étude
de texte
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