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L'art et le beau.
Le
jaillissement du Beau dans l'ici et le maintenant d'une oeuvre
fait d'elle un lieu, le lieu d'une manifestation comme surprise,
comme ce qui ne pouvait être prévu par aucune règle de
composition, ce qui ne relève pas d'un concept, ou, si l'on préfère,
d'une sorte d'art poétique. Cela pose un problème: comment le
beau peut-il se manifester dans une oeuvre dans être pour cela
inclus dans la définition, le concept dont elle devrait relever?
Par exemple:
Soit une belle table de ferme: je peux tourner et retourner le
concept de table, examiner tous ses prédicats, je ne tirerai
jamais du concept de table la beauté d'une table: c'est que le
concept est général alors que la belle table existe devant moi
de manière originale. Si on m'en propose une autre à la place,
il n'est pas certain que j'accepte l'échange. Même si la belle
table relève du concept table, c'est effectivement une table que
je peux utiliser, sa beauté ne peut être déduite de son
concept: cette table me paraît exister comme une réalité entièrement
neuve: le
beau serait-il dans l'écart entre l'essence ou concept et
l'existence?
Pourtant devant l'œuvre belle je porte un jugement: c'est
beau. Ce
que signifie ce jugement peut nous éclairer sur la relation entre
l'art et le beau. Cette relation est elle essentielle, tient-elle
à une caractéristique propre à l'un et à l'autre?
Dire c'est
beau c'est
reconnaître une présence dans une oeuvre: le jugement affirme,
semble-t-il quelque chose de l'œuvre: dans toute affirmation, il
y a une relation à l'idée de vérité. En ce sens "Le Beau
est le lieu des idées" (Plotin). Le
jugement esthétique se présente comme un jugement de
connaissance qui déterminerait une intuition sensible par un
concept, il se présente comme universel, devant être partagé
par tous, et nécessaire, ne pouvant pas de pas être.
Pourtant ce n'es pas un jugement de connaissance qui rattacherait
une intuition sensible à un concept: ce
jugement est sans concept:
d'où peut-il donc tenir ce rapport à la vérité qu'il affirme
puisqu'il ne peut se prouver en rattachant l'intuition sensible à
un concept?
Serait-ce une opinion qui traduirait besoin ou désir en
connaissance? Le
jugement de goût n'est pas une opinion car il exclut le besoin et
le désir: en
effet besoin et désir se préoccupent avant tout de l'existence
de l'objet, de sa position dans la réalité de l'ici et du
maintenant, alors que cette existence importe peu dans une représentation:
j'admire la peinture d'un sous-bois de chêne et peu m'importe que
je ne puisse pas en obtenir du bois pour me chauffer. Un nu représenté
exclut le désir et sa satisfaction. Peu m'importe le modèle représenté,
que La Joconde ait été une femme ou le reflet de Vinci
A la racine du jugement c'est
beau il
n'y a rien de ce qui produit l'opinion: l'opinion est devenir
alors que le jugement esthétique s'affirme comme permanence.
Cette permanence n'est pas celle du concept dont la règle est
immuable, elle ne peut de ce fait avoir pour origine un élément
de l'objet déduit de la définition, ni l'ensemble des éléments
qui ne sont que les prédications du concept. Cela nous oriente
vers l'originalité, la particularité de la représentation, en
quelque sorte la manière de voir et laisse intact le problème:
d'où vient l'universalité du jugement esthétique?
Il faut donc chercher l'origine du jugement c'est
beau dans
l'amateur. Le sujet qui porte le jugement s'appuie sur une
satisfaction: son admiration est d'ailleurs confirmée par
l'admiration d'autres amateurs dans l'espace géographique (voir
ceux qui admirent la Joconde au Louvre) comme dans le temps (Homère
toujours admiré). Autant dire que la
valeur d'une oeuvre d'art s'éprouve et ne se prouve pas.
Le jugement
c'est beau est un jugement esthétique
(en rapport avec ce que je vois, ce qu' j'entends), fondé
sur un sentiment de satisfaction qui prétend à l'universel,
qui me détache de moi-même pour m'attacher à l'humanité comme
ensemble des êtres raisonnables sensiblement affectés capables
de liberté.
La prétention à l'universalité du jugement: c'est beau est-elle
justifiable? La subjectivité peut-elle dépasser la particularité
pour accéder à la vérité? Ce qui s'éprouve peut-il prétendre
à l'universalité? Est-il possible de résoudre la contradiction
entre un jugement de goût posé par un sujet et un jugement
universel, qui doit être partagé par tous?
Ce que le jugement c'est
beau exprime
c'est essentiellement une satisfaction de voir, d'entendre, de
comprendre ... Cette satisfaction n'est liée ni au plaisir comme
satisfaction d'un besoin ni à la satisfaction de connaître, ni
à celle du devoir accompli.
Quelle est donc l'origine de la satisfaction qui fait prononcer le
jugement c'est
beau? Y
aurait-il une sorte de sens
commun en
chaque homme? Qu'est-ce qui peut satisfaire pleinement un homme
sinon la possibilité d'exercer librement ses possibilités? Comme
être raisonnable sensiblement affecté, l'homme se manifeste
comme entendement, imagination et sensibilité. Or la satisfaction
du devoir exige le sacrifice des appétits, la satisfaction de la
connaissance exige la détermination du sensible par le concept et
la satisfaction des appétits exige le renoncement au devoir,
comme si chaque satisfaction exigeait un sacrifice, chacun ne
pouvant s'obtenir qu'au prix d'un sacrifice, d'un renoncement,
d'une absence:
Dans
le plaisir l'homme perd la conscience, dans la connaissance
conceptuelle il perd l'existence et dans le devoir il sacrifie sa
générosité restreinte.
Seule la contemplation esthétique permet le libre jeu de
l'entendement et de la sensibilité sans que l'un sacrifie
l'autre. Personne pour amener l'amateur à se juger: tu es nul, tu
as fait une erreur, une faute. Et le poète Paul Valéry
d'affirmer: "Mes
vers ont le sens qu'on leur prête".
Les facultés perceptives et intellectuelles jouent librement et
ce jeu s'apparaît à lui-même comme pouvoir de penser au sens
large, de mieux percevoir, d'imaginer, d'interpréter,
d'expliquer, de comprendre dans l'unité d'un être raisonnable
sensiblement affecté qui en appelle à autrui comme à son
semblable en affirmant c'est
beau. C'est
l'existence et l'humanité qui sont exaltées: la satisfaction éprouvée
est en effet épreuve de la plénitude de sa propre existence
comme liberté et exigence d'une communauté avec ses semblables.
L'universalité du jugement esthétique apparaît donc comme la
conséquence de la liberté, de l'existence.
La satisfaction est comparable à celle d'un jeu où l'on
se passerait une balle: telle interprétation que l'amateur découvre
l'amène à mieux voir et telle image qu'il perçoit suscite une
interprétation et ce jeu anime la contemplation, tant qu'elle
dure. C'est dire que l'art et le beau sont liés par l'activité
créatrice d'une subjectivité qui prend conscience de sa liberté
créatrice et s'affirme comme esprit (interprétation) et corps
(image) réconciliés. |