Mais
la présupposition mutuelle de l’analyse et de la
synthèse peut mener à la reconnaissance de ce que
Heidegger nomma « cercle herméneutique», et
qu’on aurait tort d’appeler vicieux, car le
mouvement circulaire de la totalisation est précisément
irréductible à un mouvement linéaire, opérant en
milieu homogène. Dans ce mouvement circulaire, le tout
et les parties se déterminent. Il y aurait, dans
l’entendement de la totalité, des sauts progressifs,
le premier consistant à savoir entrer dans le cercle
herméneutique, à dépasser l’immédiateté dans
laquelle les parties sont données, encore incomprises
comme parties. Notion de totalité et d’intellect qui
conduirait à comprendre toute expérience, et peut-être
tout raisonnement sur les choses, d’après le modèle
d’une interprétation de texte. Notion de totalisation
toujours à recommencer, notion de totalité ouverte !
Rupture avec les habitudes de l’entendement cartésien
allant du simple au complexe, sans égard pour la lumière
que la totalité projette sur la compréhension du
simple ; conception où la totalité est fin de ses
parties, comme le voulait Aristote, mais aussi
conception où, dans un mouvement incessant de
va-et-vient, la totalité fait valoir la partie, ce qui
justifierait une conception religieuse ou personnaliste
de l’homme au sein de la création dont il serait et
une partie et la fin.
La
critique kantienne de l’idée de la totalité a ébranlé,
mais n’a pas mis en cause, le potentiel de rationalité
dont semble être chargé un univers totalisé et qui
avait pu inciter déjà les présocratiques à formuler
leur sagesse en énonçant que tout est ceci ou
que tout est cela, eau, feu, ou terre.
Au
cours de l’histoire de la philosophie occidentale,
l’impossibilité de la totalisation elle-même a pu se
manifester en de multiples occasions : dans le
dualisme des forces et des valeurs opposées d’Anaximandre ;
dans le Bien et dans la notion d’un au-delà de
l’Essence chez Platon et chez Plotin ; quant
à l’être lui-même, dans son équivocation qui
n’admet que l’unité d’analogie et dans la
transcendance du premier moteur ; dans l’idée
qui soutient la philosophie d’un Dieu transcendant ne
« faisant pas totalité» avec la créature ;
dans le Sollen fichtéen qui est non pas une
simple impuissance de penser l’être, mais un débordement
de l’être, irrécupérable par l’être débordé et
qui, en fin de compte, sauve celui-ci de l’illusion ;
dans la durée bergsonienne, qui est l’ouverture
remettant en question, à partir de l’Avenir, toute
totalité achevée avant d’être l’affirmation
d’une je ne sais quelle essence mobile de l’être ;
dans la critique de la totalité occidentale par un
Franz Rosenzweig, pour qui Dieu, le monde et l’homme
ne forment plus l’unité d’un total. L’homme et
l’homme le forment-ils davantage ?
Cette
impossibilité de la totalisation n’est pas purement négative.
Elle dessine une relation nouvelle, un temps
diachronique qu’aucune historiographie ne transforme
en simultanéité totalisée et thématisée et dont
l’accomplissement concret serait la relation d’homme
à homme, la proximité humaine, la paix entre les
hommes, telle qu’aucune synthèse se produisant
au-dessus de leurs têtes ou derrière leur dos ne
saurait dominer, relation qui, dans les formes où elle
semble se produire sous les espèces d’un État, puise
encore son sens dans la proximité humaine. L’humanité
ne serait pas, dans cette conception, un domaine
d’entre les domaines du réel, mais la modalité sous
laquelle la rationalité et sa paix s’articulent tout
autrement que dans la totalité.
Emmanuel
Lévinas
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