Nous
reconnaissons un tout quand une multiplicité
d’objets — ou, dans une continuité homogène,
une multiplicité de points ou d’éléments —
forme une unité ou entre, sans résidu, sous un acte
unique de la pensée. Ce par quoi le tout est un tout, la
totalité, s’emploie aussi comme synonyme du tout.
Les
notions du tout et de la totalité sont impliquées dans
toute pensée et dans toute expérience. Elles les
forment, telles les catégories, et, à ce titre, échappent
à la définition. On ne peut que les situer par rapport
à d’autres notions fondamentales et, notamment, en corrélation
avec la notion de partie. Dans la table kantienne des catégories,
on trouve la totalité parmi celles de la quantité et
comme synthèse de l’unité et de la pluralité; chez
Aristote, la totalité ne figure même pas là où l’énumération
des catégories va jusqu’à dix, mais elle est traitée
parmi les termes fondamentaux de la pensée au livre _ de
la Métaphysique.
Par « totalisation», on peut entendre soit le
rassemblement d’objets ou de points en un tout, soit
l’opération intellectuelle par laquelle cette
multiplicité d’objets ou de points est embrassée. Les
deux sens se correspondent tant que totalisation et
totalité restent dans les limites de l’intuition
sensible où la pensée totalisante est à même de
parcourir tous les éléments de cette intuition. Il faut
commencer par examiner de plus près la totalité à ce
niveau et voir, notamment, comment la pensée qui y
intervient dépasse l’intuition tout en restant à son
échelle ou à sa mesure.
Mais la
pensée conçoit des totalités au-delà de totalités
accessibles à l’intuition, jusqu’au tout embrassant
toutes choses. L’acte intellectuel s’élève de la
perception, où le tout se montre dans les limites du
« visible», c’est-à-dire déjà comme partie, à
la pensée proprement dite. Celle-ci n’est pas seulement
une vision élargie, certes, et enrichie de souvenirs,
mais encore panoramique et limitée et conditionnée par
un tout englobant. Elle vise désormais le tout, entendu
jusqu’au bout et ne laissant rien au dehors. Mais
l’acte intellectuel ne s’élève-t-il pas ainsi dans
le vide ? Une telle totalisation et une telle totalité
ne s’en tiennent-elles pas à la pure forme du pensable —
à un quelque chose, absolument indéterminé—,
plus vide de contenu que les genres les plus généraux ?
Ne relèvent-elles pas de la pure logique, se mouvant
entre une analyse qui distingue, dans un tout
quelconque, des parties qu’il conditionne, parties
encore divisibles, soit à l’infini, soit jusqu’aux éléments
arbitrairement posés comme absolument simples, et une synthèse
prenant chaque tout pour partie d’un tout plus vaste qui
la conditionne, allant ainsi soit à l’infini, soit,
arbitrairement, jusqu’au tout absolu? La totalité, pensée
en des termes qu’implique une telle formalisation,
est-elle encore du ressort du vrai ou du non-vrai? Problème
kantien : l’idée de la totalité absolue ne se réduit-elle
pas à un pur enchaînement de notions sans prise sur la réalité?
Ce serait le divorce entre les possibilités logiques de
la pensée pour qui la rationalité réside dans le
fondement, d’une part, et ses prétentions à la
connaissance de l’être, de l’autre.
On peut néanmoins
entendre l’idée de la totalité en dehors du schéma de
l’intuition. Penser la totalité ne consisterait pas à
parachever la représentation en faisant le tour des éléments
à totaliser. Loin de se réduire à un vide, la totalité
de l’être serait l’essence même de l’Être, toute
image donnée n’offrant du réel qu’un aspect partiel
et abstrait. La vérité n’est vérité que quand elle
est le tout de l’être. Dans ce désaccord entre le tout
et le donné se montre, d’après Hegel, la réalité
dans sa rationalité, comme une marche vers l’universel
concret, c’est-à-dire vers un universel entièrement déterminé.
Le tout supposerait une certaine convenance des parties
entre elles, une organisation. Il serait cosmos, système,
histoire. Il ne laisserait rien d’autre hors de lui. Il
serait liberté.
Cette contestation du formalisme de la
totalité se reflète aussi dans le rôle joué par l’idée
de totalité dans l’exégèse des textes où la partie
à comprendre doit son sens au tout sur lequel elle est prélevée,
bien que le tout ne puisse pas se comprendre sans se
montrer dans ses parties. L’analyse et la synthèse,
loin d’être des opérations indépendantes, se présupposeraient
réciproquement, à tout moment. Le rôle joué par la
totalité dans l’herméneutique indiquerait donc que
raison et totalité sont certes inséparables, mais que la
totalité exige de la raison plus qu’un esprit de
continuité.
L’identification
du tout avec le rationnel et l’être n’est cependant
pas l’unique pensée de l’Occident. Issu de la
tradition helléno-judéo-chrétienne, il a eu l’inquiétude
de la transcendance. À lui, la liberté en guise de
totalité a pu aussi révéler une face négatrice de la
liberté. Il faut, dès lors, se demander si la finitude
humaine seule met en question la totalité dont Kant aperçut
les antinomies, et si la crise de cette idée ne vient pas
de la résistance que l’être lui oppose ou, mieux
encore, de la différence entre l’être dans sa totalité
et le message de la rationalité.
|