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Emmanuel Levinas  

- Totalité  et  totalisation -

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Nous reconnaissons un tout quand une multiplicité d’objets — ou, dans une continuité homogène, une multiplicité de points ou d’éléments — forme une unité ou entre, sans résidu, sous un acte unique de la pensée. Ce par quoi le tout est un tout, la totalité, s’emploie aussi comme synonyme du tout.

Les notions du tout et de la totalité sont impliquées dans toute pensée et dans toute expérience. Elles les forment, telles les catégories, et, à ce titre, échappent à la définition. On ne peut que les situer par rapport à d’autres notions fondamentales et, notamment, en corrélation avec la notion de partie. Dans la table kantienne des catégories, on trouve la totalité parmi celles de la quantité et comme synthèse de l’unité et de la pluralité; chez Aristote, la totalité ne figure même pas là où l’énumération des catégories va jusqu’à dix, mais elle est traitée parmi les termes fondamentaux de la pensée au livre _ de la Métaphysique.
Par « totalisation», on peut entendre soit le rassemblement d’objets ou de points en un tout, soit l’opération intellectuelle par laquelle cette multiplicité d’objets ou de points est embrassée. Les deux sens se correspondent tant que totalisation et totalité restent dans les limites de l’intuition sensible où la pensée totalisante est à même de parcourir tous les éléments de cette intuition. Il faut commencer par examiner de plus près la totalité à ce niveau et voir, notamment, comment la pensée qui y intervient dépasse l’intuition tout en restant à son échelle ou à sa mesure.

Mais la pensée conçoit des totalités au-delà de totalités accessibles à l’intuition, jusqu’au tout embrassant toutes choses. L’acte intellectuel s’élève de la perception, où le tout se montre dans les limites du « visible», c’est-à-dire déjà comme partie, à la pensée proprement dite. Celle-ci n’est pas seulement une vision élargie, certes, et enrichie de souvenirs, mais encore panoramique et limitée et conditionnée par un tout englobant. Elle vise désormais le tout, entendu jusqu’au bout et ne laissant rien au dehors. Mais l’acte intellectuel ne s’élève-t-il pas ainsi dans le vide ? Une telle totalisation et une telle totalité ne s’en tiennent-elles pas à la pure forme du pensable — à un quelque chose, absolument indéterminé—, plus vide de contenu que les genres les plus généraux ? Ne relèvent-elles pas de la pure logique, se mouvant entre une analyse qui distingue, dans un tout quelconque, des parties qu’il conditionne, parties encore divisibles, soit à l’infini, soit jusqu’aux éléments arbitrairement posés comme absolument simples, et une synthèse prenant chaque tout pour partie d’un tout plus vaste qui la conditionne, allant ainsi soit à l’infini, soit, arbitrairement, jusqu’au tout absolu? La totalité, pensée en des termes qu’implique une telle formalisation, est-elle encore du ressort du vrai ou du non-vrai? Problème kantien : l’idée de la totalité absolue ne se réduit-elle pas à un pur enchaînement de notions sans prise sur la réalité? Ce serait le divorce entre les possibilités logiques de la pensée pour qui la rationalité réside dans le fondement, d’une part, et ses prétentions à la connaissance de l’être, de l’autre.

On peut néanmoins entendre l’idée de la totalité en dehors du schéma de l’intuition. Penser la totalité ne consisterait pas à parachever la représentation en faisant le tour des éléments à totaliser. Loin de se réduire à un vide, la totalité de l’être serait l’essence même de l’Être, toute image donnée n’offrant du réel qu’un aspect partiel et abstrait. La vérité n’est vérité que quand elle est le tout de l’être. Dans ce désaccord entre le tout et le donné se montre, d’après Hegel, la réalité dans sa rationalité, comme une marche vers l’universel concret, c’est-à-dire vers un universel entièrement déterminé. Le tout supposerait une certaine convenance des parties entre elles, une organisation. Il serait cosmos, système, histoire. Il ne laisserait rien d’autre hors de lui. Il serait liberté.
   Cette contestation du formalisme de la totalité se reflète aussi dans le rôle joué par l’idée de totalité dans l’exégèse des textes où la partie à comprendre doit son sens au tout sur lequel elle est prélevée, bien que le tout ne puisse pas se comprendre sans se montrer dans ses parties. L’analyse et la synthèse, loin d’être des opérations indépendantes, se présupposeraient réciproquement, à tout moment. Le rôle joué par la totalité dans l’herméneutique indiquerait donc que raison et totalité sont certes inséparables, mais que la totalité exige de la raison plus qu’un esprit de continuité.

L’identification du tout avec le rationnel et l’être n’est cependant pas l’unique pensée de l’Occident. Issu de la tradition helléno-judéo-chrétienne, il a eu l’inquiétude de la transcendance. À lui, la liberté en guise de totalité a pu aussi révéler une face négatrice de la liberté. Il faut, dès lors, se demander si la finitude humaine seule met en question la totalité dont Kant aperçut les antinomies, et si la crise de cette idée ne vient pas de la résistance que l’être lui oppose ou, mieux encore, de la différence entre l’être dans sa totalité et le message de la rationalité.

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