Sous cet angle, le
vivant surprend. Dès lors, l'éducation devrait aussi
comprendre une sensibilisation en faveur d'une ouverture à l'imprévu,
à la surprise, dépendant, elle-même, largement d'une tolérance par
rapport à une incertitude (non mathématiquement réductible).
La
matière ordinaire ne se donne pas à elle-même ses propres fins; le
vivant très élaboré, tout à l'opposé, peut être dit auto-finalisé.
Ses propres fins (universelles, générales, communes,
idiosyncrasiques) sont inhérentes à son être (en y incluant son
histoire et son devenir). Comme le voulait Sartre, l'homme se fait à
travers ce qu'il fait. Il a donc des projets. Il est aussi habité par
une «vision du monde» (Weltanschauung des Allemands ou «cosmogonie»
des Grecs) tout à la fois culturelle et personnelle; autant de
variations sur le thème cardinal de l'intentionnalité. C'est bien
pourquoi la vie, le vivant, que ce soit consciemment perçu ou non,
comprennent toujours des dimensions axio- logiques qui constituent des
valeurs et s'ordonnent, en conséquence, à des choix
fondamentaux (philosophiques, politiques, religieux, institutionnels,
culturels, sociétaux, personnels...).
Dans l'éventail des représentations, des métaphores, des analogies,
à partir desquelles nous tenterons plus intellectuellement
d'ordonner, pragmatiquement ou théoriquement, nos sensations et nos
perceptions, en quête d'une intelligibilité du réel sensible, les
oppositions fondamentales (vivant/non-vivant, vivant/mort) ne sont pas
toujours convenablement distinguées. Leur intrication tenace conduira
alors à une confusion extrêmement répandue, tant au ni veau du
langage trivial qu'à celui, malheureusement, des langues réputées
plus spécialisées. Tout ce qui est matériellement construit,
fabriqué par l'homme en matière d'outils et de machines, de l'ordre
de la tekhné et de la poiêsis,
extensions en quelque sorte artificielles des membres et des
fonctions naturels, fait d'une certaine manière partie de l'univers
vivant. On n'en trouvera effectivement nulle trace dans des espaces déserts
ou désertés, désolés, sidéraux, inhabités, vides. Ces outils et
machines ne sont pas devenus vivants pour autant, même de façon métaphorique,
car leur logique mécaniste les assujettit à la transparence, à
l'univocité des définitions (là où prévaudrait plutôt la logique
du « double sens» chère à Paul Ricœur), à l'analyse - décomposition
cartésienne.
L'un
des problèmes les plus redoutables dans le domaine de la gestion
contemporaine est justement celui d'un véritable chassé - croisé
des métaphores:
métaphores de la machine attribuées à l'humain, métaphores du
vivant prêtées à la machine. On aboutit ainsi très rapidement à
une sorte de langage intermédiaire dont le sens sort considérablement
appauvri, affadi, par l'effet d'une telle miction. Pour le moment,
nous avons encore besoin de distinguer entre ces différentes
optiques, et les langages qui les traduisent, en fonction des aspects
nécessairement multi-référentiels (8) de telles approches
complexes. Même si elles s'avèrent insuffisantes dans de nombreux
cas, les métaphores du vivant, en raison des caractères spécifiques
sur lesquels nous venons d'insister, nous paraissent largement préférables
dans le cadre de l'épistèmê des sciences de l'homme
et de la société. Elles ne mobilisent pas les mêmes paradigmes que
ceux auxquels fait appel l'intelligence de la machine. Si l'on peut
facilement comprendre l'intérêt des gestionnaires, y compris quand
il s'agit de l'administration du savoir et de la recherche, portés à
des modèles logico- mécanistes plus rassurants, moins angoissants,
se proposant même de réduire méthodologiquement et stratégiquement
l'incertitude, il convient de ne jamais oublier, notamment après les
événements de ces dernières semaines (9), dans un pays poussant à
l'extrême une telle optique, que l'effet de sur- prise - conjuguant
justement l'imprévu temporel et l'échec des prévisions, la non - maîtrise
relative à l'autre, le doute et l'incertitude, qui de cognitifs
deviennent ontologiques - reste toujours la marque essentielle du
vivant. La « compréhension» de l'hétérogénéité retrouverait
alors toute son importance (10).
Jacques ARDOINO
Professeur émérite
en Sciences de l'Éducation Université Paris VIII