Elle était organisée contre une course de taureaux qui avait lieu dans la banlieue parisienne, dans une immense cour d'immeuble, à Drancy, une cour en tous points pareille au camp établi naguère par Vichy et qui était l'antichambre d'Auschwitz. Il fallait donc empêcher les Espagnols d'aller à leur corrida. Nous avons commencé à leur parler, mais ils ne
comprenaient pas qu'on les mette en cause. La manifestation a alors dégénéré, certains leur ont dit: «Allez faire ça chez vous», d'autres à les arrêter par la force. J'ai dit à ces militants en colère que nous étions à Drancy et que nous ne pouvions pas nous permettre de parler sur ce ton-là à des
étrangers, ni de les frapper. C'est peu de dire que je n'ai pas été entendue, et je suis très vite partie car cela devenait odieux. Voilà une histoire tout à fait
significative. Ce que je voudrais ajouter, c'est que les écologistes français se fichent complètement de la question animale. Avez-vous entendu de leur part une quelconque déclaration sur l'abattage
systématique des troupeaux, un ministre écologiste a-t-il démissionné quand le Premier ministre a jusqu'à un certain point cédé à la violence immonde des chasseurs de gibier d'eau? Rien! C'est donc à nous, progressistes et humanistes, obsédés par les différents génocides de l'histoire, d'initier des mouvements démocratiques de protection
animale. Claude Lanzmann, l'auteur de Shoah, m'a dit récemment que les gigantesques bûchers que l'on voyait à la télévision évoquaient pour lui... Il prend place dans la lignée de ces nombreux
écrivains, survivants du génocide des Juifs d'Europe, qui se sont laissés obséder par le caractère indus- triel de l'abattage et l'injustice radicale de la
souffrance animale.
De nombreux esprits ont fait cette association...
Oui, et personne n'ose en parler tellement c'est évident. Comment ne pas être frappé par les
images terrifiantes de ces bêtes massivement abattues et massivement brûlées sur des bûchers, de ces animaux morts, complètement
désarticulés, tirés par des grues, jetés dans des fosses communes. Ces massacres de masse gratuits de bovins, d'ovins, de porcs, qui n'ont lieu que pour que nous ne les mangions pas, ont quelque chose d'archaïque et de scandaleux. L'extermination industrielle d'animaux d'élevage pour de simples questions de rentabilité économique atteste en tout cas que notre civilisation de technicisation totale du vivant est fondamentalement nihiliste. On « paie» et on « paiera» très cher, sur le plan
symbolique, le fait de traiter ces vivants comme de simples marchandises, en particulier dans les modes d'élevage et d'abattage de ces animaux qui ne sont pas des choses qu'on peut produire puis liquider de manière irresponsable: irresponsable au sens où je parlais tout à l'heure d'une certaine conception de la responsabilité, laquelle peut s'opposer au fameux principe de précaution. Les animaux de ferme ne se reproduisent en quelque sorte plus, on les produit désormais par
insémination, bientôt par clonage, de même qu'on les élève en batterie; le mot «élevage» ne convient plus: production, rentabilisation, destruction. Depuis que nous n'avons plus besoin des bêtes comme compagnons de travail ou moyens de transport, leur engendrement, leur vie et leur mort n'ont plus de valeur autre qu'alimentaire ou pharmaceutique, ce ne sont plus que des matières premières ou du matériel de laboratoire. Cette destruction et cette détérioration administrées dans notre civilisation productiviste selon une pure logique comptable empestent la mort.
Toutes ces images ont en effet un aspect analogique assez troublant: la nuit, les charniers, les bûchers, les rafles autoritaires par des bandes d'épurateurs qui viennent ramasser le bétail sans
le moindre ménagement vis-à-vis de paysans désemparés. Ce sont des images terribles qui
rap pellent des souvenirs terribles.
Dans la Mayenne des porcelets sont passés entre les rouages des machines dont on se sert pour tuer, parce qu'ils
étaient trop petits. Alors on les a jetés vivants dans les brasiers. On ne peut nier que ces scènes d'horreur aient provoqué une prise de conscience, et je crois qu'il appartient à des gens qui ont fait politiquement leurs preuves, non
pas de mélanger hommes et bêtes, en disant trop abruptement qu'il y a entre eux une communauté de destin, mais de dénoncer, au titre de
l'humanité de l'Homme, de la solidarité des vivants et de la lutte contre le commerce mondial, l'élevage intensif en batterie et certains modes barbares de transport et d'abattage. Cela me paraît plus
urgent que de combattre la chasse ou la corrida qui, comme les sacrifices antiques, ont un riche contenu anthropologique.
Que répondriez-vous à ceux qui pourraient vous
reprocher de succomber au mythe de
«
l'Arche de
Noé» ? Si l'on est néo-darwinien, il faut bien admettre que certaines espèces disparaissent. Par ailleurs d'autres sont artificiellement fabriquées par l'Homme, notamment les races de chiens...
C'est là qu'il faut faire référence de nouveau aux travaux de Patrick Tort qui a mis l'accent sur« l'effet
réversible de l'évolution» (24). Arrivés à un niveau de civilisation conforme à notre degré d'évolution, nous sommes amenés à agir contre la sélection naturelle. Prenons l'exemple du trafic des bêtes exotiques: nous ne pouvons, nous ne devons plus nous conduire en simples agents d'une sélection
naturelle qui ne fonctionne plus comme elle a fonctionné il y a des millions d'années: c'est vrai de nos rapports entre hommes et de nos rapports avec les animaux. Il faut rester vaillamment néo- darwiniens en pensant qu'aujourd'hui le degré de civilisation auquel nous sommes parvenus nous fait veiller sur ce qui est différent, sur des êtres
fragiles et vulnérables. C'est un degré de l'évolution, de l'histoire de la nature donc, mais aussi de
l'histoire humaine qui fait que nous en sommes venus à protéger des êtres vivants.
Ne seriez-vous pas un peu spinoziste ?
Je suis spinoziste quand Spinoza affirme que nul ne sait ce que peut un corps, et quand il définit ce qui est pour lui l'essence d'un être: l'effort pour persévérer dans l'être qui lui est propre (25). Mais sur la question des bêtes, il aurait pu faire mieux!
Si l'on admet l'unité de l'Être, y compris l'unité de l'Être vivant, peut-on dire que la question du
passage d'une forme de l'Être à une autre engage notre responsabilité, nous qui sommes, paraît-il, les plus conscients, qui avons les moyens technologiques de veiller, etc. Est-ce ainsi qu'il faut répondre?
Oui,
exactement! Nous revenons alors à l'ontologie de la vie et à la responsabilité de celui qui peut plus envers celui qui peut moins.
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