Force a été de constater qu'il n'y avait pas une trajectoire
univoque. Ce qu'on trouve le plus facilement, c'est la tradition métaphysique, idéaliste, spiritualiste, qui dévalue]' animal. Ce qu'on voit moins distincte- ment, mais qui existe par à-coups, avec la force d'une résistance à la pensée dominante et la
prudence d'une clandestinité c'est l' orientation sceptique, ou le mouvement empiriste qui a réhabilité l' animal.
Vous,
en tant que philosophe, diriez-vous que
nous sommes des bêtes?
Il Y a deux réponses possibles à cette question. Étymologiquement, si j'ose dire, nous sommes des animaux car il ne faut pas oublier qu'il y a anima, âme en latin, dans « animal ». Mais direz-vous, qu'entendez-vous alors par âme? Je ne déteste ni le mot ni l'idée que je trouve plutôt moins sotte et moins inopérante que d'autres. À condition de faire de l'âme quelque chose de matériel, comme le
pensaient les matérialistes de l'Antiquité, Épicure et Lucrèce, et les philosophes du
XVIII siècle, Diderot, Maupertuis, La Mettrie et les autres. Il suffisait pour eux que l'âme soit composée d'une matière extrêmement subtile. Si nous sommes tous des êtres psychiques, animés, en ce sens nous sommes tous des animaux. Je ne souhaite pas
définir quelque « propre de l'Homme », je trouve
même cela dangereux, parce qu'il y a toujours des hommes qui en sont exclus à cause de leur
déficience ou leur différence. Par contre, à la question
"
sommes- nous des bêtes», je répondrai en second
lieu: non, les déterminismes qui nous font agir et penser sont infiniment plus complexes, plus
subtils. Pour me résumer, je me rallie au continuisme et donc au monisme, mais je considère que ce n'est pas parce qu'on assigne l' Homme à la nature qu'on ne peut pas le considérer comme différent des autres animaux. Charles Darwin et Jean Rostand méritent qu'on les relise. Même si Rostand a écrit des textes eugénistes, comme du reste tous les biologistes de son époque, il a su tenir une position matérialiste non
réductionniste, et ce n'est pas par hasard si un penseur des limites et de la prudence, le biologiste et
généticien Jacques Testard, lui a consacré un livre (5). Permettez-moi de vous citer un passage du Ce que je crois de Rostand: « Persuadé que la conscience ne peut exister indépendamment d'un substrat matériel, je suis fermement "moniste" et ne vois d'ailleurs qu'une nuance entre le monisme dit matérialiste et le monisme dit spiritualiste: que tout soit appelé matière, ou tout appelé pensée, cela
revient quasiment au même»
(6).
Les questions posées aujourd'hui par les débats contemporains qui traversent l'éthologie, la
primatologie mais aussi d'autres disciplines (7) concernent la « frontière» entre l'animal et l'
humain. Il semblerait que cette frontière, qui est supposée distinguer l'être humain des animaux supérieurs, soit en train de devenir de plus en plus
poreuse...
L'essentiel c'est d'être darwinien, de se rallier
à ce qu'on nomme
«
la théorie synthétique de
l'évolution ». Alors, on peut discuter, on peut disputer dans une aire d'acceptabilité. Ce qui est
absolument intolérable c'est de voir soutenir une conception
créationniste, métaphysique, spiritualiste, religieuse du « propre de l'Homme », de la. destination de l'Homme. Tout cela a fait son
temps
ou, plus exactement, ne nous a pas préservés du pire de ce temps. Quand on se situe dans une
perspective néo-darwinienne, on sait que ce «propre», cette caractéristique spécifique de l'Homme, par exemple le langage, est apparue tardivement. La capacité de se représenter, le langage conceptuel, l'aptitude à se servir du langage pour déclarer ou pour raconter, semblent indéniablement le fait de l'Homme. Même les primatologues et les
philosophes analytiques les plus naturalistes vous diront qu'il y a une spécificité du langage humain. Mais cette singularité n'est pas une essence, une nature, elle a été acquise au cours de l'évolution comme Darwin l'a montré et comme les travaux qui se sont inscrits dans sa postérité l'ont confirmé. Cette
perspective évolutionniste, nous devons en faire le cadre de toutes nos réflexions sur l'Homme et l'anima1. J'en exclus évidemment les retombées idéologiques fascisantes et racistes qui, sous le nom de darwinisme social puis de sociobiologie, ont falsifié le message darwinien. Les travaux de Patrick Tort ont parfaitement clarifié la question, en faisant apparaître le concept qui règle la pensée darwinienne de l'évolution sociale:
"L'effet réversif de l'évolution". Une fois que la sélection naturelle a joué son rôle dans le développement de la rationalité et des instincts sociaux, il y a un moment où ces instincts sociaux se développent,
s'élargissent et où l'évolution et la sélection font que les hommes civilisés ont des comportements anti-sélectifs et protègent les faibles. Maintenant, y a-t-il des comportements moraux extraordinaires qui échapperaient à cette appréhension, qui vont au-delà de cette norme
naturelle sociale? Je n'en suis pas sûre. Mais vous voyez que je n'en suis pas à prétendre que l'Homme n'est qu'un animal, ce qui serait d'ailleurs stupidement non dialectique. Je crois par exemple que l'érotisme ou bien la pudeur, ces deux conduites excessives et d'une extrême complexité biologique, psychologique et culturelle, révèlent une spécificité de l'humain. Il y a quelque chose de pervers, de polymorphe, quelque chose d'empêché et d'erratique dans la sexualité humaine qui n'existe jamais chez les animaux. Plusieurs accidents génétiques imprévisibles et sans finalité nous ont faits, pour un temps
indéterminable, ce que nous sommes ou croyons être. Il s'est passé quelque chose, Homo sapiens sapiens a surgi et nous voici nous interrogeant de façon de plus en plus précise sur notre généalogie animale.
Il
s'est passé quoi? Voilà la question, même si ce n'est peut-être pas l'objet proprement dit de notre entretien.
Peut -être quelque chose que des biologistes et des primatologues ont appelé la« néoténie ». Tout se serait passé comme si le
devenir - homme avait été le résultat d'un accident de l'évolution: des
primates non pubères auraient réussi à se reproduire et auraient été à l'origine d'une lignée de
prématurés, les humains que nous sommes. L'Homme serait d'âge en âge un prématuré. C'est sans doute cela l'événement qui a eu lieu: la transmission d'une immaturité biologique, réclamant une
maturité sociale, d'une relative non programmation, d'une ouverture inouïe des
possibles.