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LE VIVANT ET L'ANIMAL

Entretien avec Elisabeth de Fontenay (Le Silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de l'animalité, Paris Fayard, 1998)

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VOTRE OUVRAGE Le Silence des bêtes  porte en sous-titre: La philosophie à l'épreuve de l'animalité. Pourquoi avoir voulu mettre la philosophie à l'épreuve de l'animalité plutôt qu'à l'épreuve du «langage», de la « conscience », du «pouvoir», de la «corporéité» ou de tout autre thème traditionnel de la philosophie?

Je crois que le langage, la conscience, le pouvoir, la corporéité constituent autant de manières de parler de l'animal dans son rapport avec l'Homme. Si nous reprenons dans l'ordre ces philosophèmes que vous évoquez, je constate que l'animal est un chemin de traverse peu fréquenté et pourtant très) sûr pour aborder ces grandes questions.

Le langage? En accompagnant la grande lignée philosophique qui va des Présocratiques à Heidegger et Levinas, nous constatons que le langage aura permis aux philosophes, à l'exception de quelques pensées minoritaires ou marginales, de fonder le propre de l'Homme, c'est-à-dire ce qu'on désigne comme la différence anthropologique. Et les rares penseurs qui d'âge en âge auront osé affirmer qu'il y avait un langage animal l'ont toujours fait dans le but de déstabiliser la métaphysique occidentale-chrétienne.

La conscience? Lorsque j'ai commencé à réfléchir sur le statut de l'animal dans l'histoire de la philosophie, j'avais beaucoup de mépris pour cette notion de conscience que je trouvais bêtement psychologisante et spiritualiste. J'ai peu à peu appris à comprendre que cette instance permettait de penser dans une certaine continuité les hommes et les animaux, et qu'il fallait garder ses forces cri- tiques pour mettre plutôt en cause une certaine conception de la subjectivité humaine, solipsiste, appropriatrice, prédatrice.

Le pouvoir? La question animale est une question politique, dans la mesure où elle renvoie à nos rapports avec les animaux: ce qui ne signifie pas que les animaux sont des êtres politiques, mais que la manière dont on les traite, on les élève, on les abat concerne notre existence sociale, et même citoyenne. Victor Hugo, Jules Michelet, Victor Schœlcher, Georges Clemenceau le savaient qui défendaient avec acharnement la cause animale dans les débats publics où s'affrontaient la gauche républicaine et la droite cléricale.

La corporéité ? Le corps me semble une question philosophique par excellence et j'ai jadis amorcé une analyse de ce que pouvaient être les rapports du corps propre et de la propriété privée (2). Est-ce que la bête que l'on exploite, que l'on massacre, a un «corps propre», c'est-à-dire «est» son corps? Pour résumer ma réponse à votre question, je vois donc dans l'animal une figure qui permet de traverser et de déconstruire toute la tradition métaphysique.

Ne pourrait-on pas dire cependant que votre tra vail philosophique sur l'animalité constitue finale ment une sorte de « sous-traitance philosophique», puisqu'il ne s'agirait plus vraiment de philosophie, mais d'anthropologie, de psychologie, d'éthologie, que sais-je encore? Je suppose que c'est proba blement l'argument que l'on vous a opposé.

Vous êtes le premier à me le dire, et je le prends pour un éloge, car cela implique que la réalité sociale n'est pas absente de mon parcours réflexif. Mais j'ai cependant pris soin dans Le Silence des bêtes de ne faire état d'aucun savoir, ni de sociologie, ni d'éthologie, ni de primatologie, ni de neurosciences. Je me rattache à une lignée philosophique qui consiste à déconstruire, mais de l'inté rieur, la tradition métaphysique. Les quelques pas hors de la discursivité philosophique que j'ai risqués m'ont menée vers la littérature et la peinture, jamais vers les savoirs constitués. Quand je traite l'animal philosophiquement comme une figure, j'y vois un réservoir d'arguments disponibles pour le grand radotage spéculatif sur le propre de l'homme, et par conséquent déconstructibles à partir d'un souci non plus métaphysique mais ontologique.

Peut-on imaginer que votre réflexion sur l'animalité et plus généralement sur le vivant est une réponse implicite voire explicite aux grandes questions qui traversent l'ontologie et la métaphysique occidentales: les distinctions et hiérarchies entre les êtres vivants, le rapport de l'Être pensant Homo sapiens sapiens à l'animal qui est souvent supposé n'être que de la « viande à quatre pattes », la question du rapport de l'âme et du corps, la question de l'âme des animaux? Pour ma part j'associe- rais volontiers votre travail à une lecture en termes de « devenir-animal» au sens deleuzien du terme (3). Pensez-vous l'animal comme un deve nir comme on a pu penser le devenir-femme, le devenir-philosophe (4) ou le devenir-minoritaire?

Cette analogie animal/femme/minoritaire est féconde, et il est probable qu'elle a joué un rôle dans mon parcours; mais je ne m'y suis pas attardée, de peur qu'elle ne serve à me dérober devant une question difficile, parce que singulière et universelle, et surtout peu frayée en dépit de ou à cause de sa radicalité: celle de l'animal. Une grande philosophie rencontre immanquablement la question de l'animal, comme une épreuve de vérité. Seulement, il fallait relever un philosophème insistant et le faire passer du statut de thème récessif à celui de motif dominant. J'ai relu certains textes que je connais- sais bien pour les avoir expliqués en enseignant l'histoire de la philosophie, je les ai relus en pensant très fort aux animaux, mais en ne me fermant pas à tout le reste. Il s'est agi alors d'observer comment fonctionnait ce thème de l'animalité dans l'économie de chaque oeuvre et dans l'enchaînement historique des philosophies.

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