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Les
sept catégories de la subjectivation temps de la question
«Je
me souviens, donc je suis». Ce facteur exprime les relations du
sujet aux trois temps déterminant trois mémoires.
a)
La mémoire antérograde
Elle
inscrit dans le présent du corps l'histoire du sujet qui se crée
au fur et à mesure de l'écoulement du temps. Elle exige un
endossement, une charge de travail, un coût de production (il faut
survivre, vivre), avec ses valeurs et attentes (être comme ceci,
comme cela, être à la hauteur), sa différence d'avec les autres
comparables (être mieux, moins bien que, etc.). En tant qu'acteur
de sa propre existence, le sujet se construit, se fabrique, se réalise,
se façonne (subjectivité travaillante) et en tant que spectateur,
découvreur, récepteur, il est construit, fabriqué, réalisé, façonné
(subjectivité travaillée).
Le sujet et son corps sont travaillés
par le déroulement de la vie même, ses vicissitudes comme ses espérances,
par le positionnement et le marquage social des personnes (modes de
vie, types d'activités professionnelles, milieux historiques et géographiques,
etc.), les dispositions des sujets vis-à-vis de l'apparence de soi
(vêtements, soins, etc.), l'entretien et les réparations du corps
(parures, cosmétologie, alimentation, hygiène, activités physiques
et intellectuelles, etc.). L'histoire du sui el façonne un sujet
qui devient ce «sujet-ci». Chaque sujet, en portant et
supportant la vie, en donnant présence en lui-même à la vie qui
le fait vivre, produit son propre corps et sa propre psyché, en
relation à des positions sociales et dispositions personnelles.
Il existe un poids de l'existence, un coût à la production et à
la reproduction de la vie subjective ; on s'en aperçoit lorsqu'il
n'est justement plus supporté comme dans les situations de dépression,
où la souplesse de la dépressivité naturelle du sujet dans ses
interactions avec le monde (43), les autres et lui-même n'est plus
possible. Toute vie repose sur un ensemble complexe de «conditions de vie» qui, au sens propre, sont les conditions de la
vie, matérielles, économiques, sociales, psychologiques ou
biologiques, etc. La subjectivité travaillante, c'est cette
production et reproduction de soi en tant que subjectivité incarnée
qui assume sa propre existence et celle de la vie d'un corps, c'est
cette dimension de la subjectivité productrice de soi, prise dans
les contingences matérielles et sociales de l'existence - avec ses
coûts, sa qualité, sa rentabilité, sa concurrence -, qui est
occultée par les traitements déshumanisants que nos sociétés
font subir aux travailleurs et à leurs matériaux substitutifs
lorsqu'ils sont communiqués socialement de manière anonyme,
industrielle et, dans beaucoup de régions du monde, commerciale
(44).
Le
degré de subjectivation antérograde des matériaux varie selon
l'ancienneté de la subjectivation, les subjectivités de l'embryon
ou du vieillard ne sont
pas
alourdies du même passé, quand bien même dans certaines représentations
métaphysiques et religieuses le nouveau-né apparaît comme la poursuite
d'une existence commencée depuis bien avant sa naissance (métempsycose,
réincarnation, etc.). Cette remarque triviale engendre une représentation
qui l'est moins : l'embryon, le fœtus ou l'enfant génèrent moins
de distance et de différenciation intersubjective que l'adulte,
le vieillard ou le mort (45). La potentialité de subjectivation
qu'offre la vie en ses débuts est souvent interprétée en termes
de « tabula rasa », de virginité, de pureté, d'absence (ou de
moindre présence) de subjectivité. La demande d'adoption de
nourrissons est toujours plus forte que celle d'enfants en raison de
cette interprétation de l'ouverture de la subjectivité du plus
jeune en proportion du vide initial dont on la crédite. La vie
jeune est d'autant moins propriétaire d'elle-même ou de ses matériaux
biologiques que la vie ancienne qu'elle habite depuis moins de
temps l'espace des chairs du corps. La subjectivité antérograde
est fonction de la personnalisation, de la charge et du poids des
expériences accumulées, du droit à l'appropriation en raison de
l'ancienneté de la durée de l'habiter des chairs.
(43)
Pierre Fédida, Des bienfaits de In dépression. Éloge de la psychothérapie,
Paris, Odile Jacob, 2000.
(44) Philippe Oliviéro, a Inter subjectivité matérielle et
disponibilité des matériaux substitutifs » in Robert Carvais et
Maryline Sasportcs (sous la direction de), La Greffe humaine. (In
certitudes éthiques : du don de soi à la tolérance de l'autre,
op. cit.
(45) Philippe Oliviéro, « Disponibilité des matériaux corporels
et thérapies substitutives » in Sciences sociales et santé,
volume 15, n` 2, op, cit.
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