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Michel HENRY 

Conversation Art et phénoménologie de la vie

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Il en va de même avec la voix. Chez Maine de Biran, il y a une activité de «phonation» comme il y a la vision, il s’agit d’un pouvoir situé dans le corps même. Il y a une respiration subjective. Dans cette activité de phonation, qui est du même ordre que l’activité de prendre, c’est un pouvoir subjectif que je déploie. Ensuite je me le représente. Lorsque je pousse un cri ou prononce certaines paroles il se produit un phénomène de redoublement en ce sens que j’entends moi-même ce cri ou ces paroles. Pour Maine de Biran je ne peux savoir que j’entends le cri que j’ai formé que parce que je suis d’abord le pouvoir qui profère le son. C’est pourquoi l’ouïe n’est en effet qu’un redoublement. Il y a comme un circuit qui fait que j’entends le son que j’ai proféré. Il y a un épanchement sonore, un son que j’entends, mais pour savoir que c’est moi qui parle et pas vous, il faut qu’il y ait en moi ce savoir primordial, dynamique et pathétique de la phonation, pouvoir avec lequel je coïncide. C’est parce que je sais, là où je forme le son, que c’est moi qui le forme, qu’il y a une ipséité dans ce pouvoir, que je peux dire: «C’est moi qui ai dit cela, et pas vous».
 
Oui, absolument. La théorie de la peinture de Kandinsky vaut pour tous les arts, c’est ce qui fait que les arts peuvent communiquer entre eux et qu’il peut y avoir un art global, ce qu’il appelle un «art monumental», c’est-à-dire un art qui ne serait plus seulement la peinture, la sculpture, la danse ou la décoration. Dans l’opéra, par exemple, nous sommes en présence d’un art où interviennent le chant, les couleurs, les décors, les mouvements des personnages, etc. Les éléments de chacun de ces arts semblent différents : la voix pour la chanteuse, la couleur pour les costumes ou les décors, le mouvement pour les déplacements des personnages, le texte pour le livret. Mais ces arts différents dont les éléments semblent différents peuvent dire la même chose parce que leur contenu subjectif est le même. Il y a un commun dénominateur qui est la réalité subjective de l’élément de chaque art. Objectivement, chaque élément est différent, mais subjectivement il est le même. On peut faire concourir des arts différents à un même effet, leur faire exprimer un même pathos. Il y a donc une espèce d’unité subjective, absolument fantastique, des éléments objectifs.
 Si phénoménologiquement le corps est la source de toute esthétique, peut-on dire que la temporalité du corps, c’est-à-dire l’horizon d’attente du vieillissement et donc de la finitude et de la mort, serait le référent ultime de tout art? En dernière instance, toute ontologie esthétique n’est-elle pas une ontologie du temps?

Ma réponse, là, est très précise, elle est négative. Pourquoi? Le temps phénoménologique, le temps qu’ont étudié Husserl et Heidegger, est encore un temps ek-statique, c’est-à-dire un temps éclaté. L’horizon, ce trou de lumière qui est le monde, est un horizon du lointain. C’est un horizon irréel, tridimensionnel, c’est-à-dire constitué par ce que Heidegger appelle trois ek-stases et qui sont celles du futur, du présent et du passé. Dans cet horizon ek-statique les choses coulent du futur au présent et au passé. Heidegger le dit littéralement : la présence se présentifie à partir de trois ek-stases qui font que les choses sont là dans leur venue au présent, à partir de l’horizon du futur et dans leur glissement au passé. Cet horizon du futur, pour l’homme, est borné par la mort. Et c’est ce qui vous a amené à dire ce que vous avez dit. Or, tout cela ne concerne que la phénoménalité ek-statique. La temporalité de la vie, elle, est totalement différente. Et par conséquent, vous ne pouvez plus dire ce que vous avez dit car la temporalité de la vie n’est pas ek-statique. Bien sûr, la vie se projette sans cesse vers son avenir et vers son passé, mais c’est la vie au monde, qui se représente dans le monde, qui se jette dans le monde. La vie en elle-même toutefois, à l’endroit où elle touche à elle-même, n’est pas dans le temps ek-statique. Le vivant, c’est quelque chose qui touche à soi, sans l’écart d’aucune distance, sans différer de soi d’aucune façon, qui s’éprouve soi-même en un sens radical. Notre moi vivant, notre Soi transcendantal ne se coupe jamais de soi. Et donc, il faut penser une temporalité pathétique, c’est-à-dire une temporalité où ce qui se transforme ne se sépare pas de soi. C’est ce que j’ai essayé de faire. Il faut décrire une temporalité sans intentionnalité, un simple devenir affectif. La vie ne cesse d’être éprouvée, même si les modalités de cette épreuve ne cessent de changer.

 

Mais là on tombe sur la butée de la mort ? 

Non, il n’y a pas de mort, justement. Il n’y a pas de mort, ou alors il faut en parler tout autrement, il faut travailler avec une philosophie radicalement différente. Parce que la butée de la mort, c’est la butée de la mort devant moi dans le monde. Il faut que je pense le monde pour que je pense la mort. Je me dis : je suis âgé, dans six mois peut-être, ou plus tard, je serai mort. Mais on raisonne alors dans l’ek-stase. Or, là où il y a la vie, dans son essence intérieure, il n’y a plus d’ek-stase, ni passé ni futur. C’est très difficile à comprendre, mais certains auteurs en ont eu l’intuition. Par exemple, Maître Eckhart quand il dit : « Ce qui s’est passé hier est aussi loin de moi que ce qui s’est passé il y a quinze mille ans ». Cela montre qu’il n’y a pas de rapport entre le moi et le temps, le temps ek-statique, il n’y a pas de mesure de l’écart...

Pour Husserl, l’intentionnalité imageante part d’un support matériel et en prenant appui sur lui elle constitue un univers de significations vécues : mais on ne voit pas les constituants matériels de ce tableau, on voit l’immensité de la mer à Venise par exemple. De même, à partir de signes matériels, on voit l’espace. Chez les primitifs flamands il y a de grands personnages, la Vierge et l’Enfant, et puis une fenêtre qui ouvre sur un paysage infini. C’est dire qu’à partir d’éléments réels qui sont la matérialité de la peinture cette intentionnalité imageante, guidée par ces signes qu’elle perçoit, institue l’œuvre d’art. C’est pour cela que l’œuvre d’art est imaginaire. L’espace n’est pas dans le tableau puisque le tableau est plat et que dans un tableau classique vous avez un immense espace. Dans une peinture normale à trois dimensions, l’espace est fictif: à partir d’une œuvre plate, on croit percevoir une profondeur. Mais la profondeur est purement imaginaire, il n’y a pas de profondeur sur le tableau réel. De même, le volume d’un personnage est un leurre. Et ce leurre est créé par l’imagination esthétique puisqu’il n’y a pas perception mais imagination de l’espace. à travers un tableau se creuse un lointain à l’infini. C’est cela l’imaginaire, cette profondeur de la représentation picturale alors que son support matériel est plat.

Pour Husserl l’imaginaire suppose l’intentionnalité imageante qu’on appelle l’imagination, mais cette imagination est une conscience imageante, elle doit se connaître elle-même en tant qu’imagination. Si l’imagination ne se vivait pas comme imagination, il n’y aurait pas d’imaginaire. Donc l’imagination, avant de projeter l’image qu’elle imagine, s’auto-affecte. L’acte d’imagination est un acte vivant, il se rapporte à lui-même en tant qu’acte en s’éprouvant immédiatement, mais pas du tout comme il se rapporte à l’image. Il se rapporte extérieurement, ek-statiquement, à l’image et il se rapporte pathétiquement à lui-même: c’est ce rapport pathétique primordial que les phénoménologues occultent le plus souvent.

Et l’imaginaire ?Tout ce qui procède du corps serait donc à l’origine de l’art?Vous venez d’évoquer le mouvement, l’effort, la forme pure du mouvement. Que dire de la danse et de la voix?

Kandinsky a montré que la danse n’avait pas à être mimétique. La danse n’est pas figurative, elle ne représente rien, elle a affaire aux mouvements mêmes du corps, à ses potentialités. Ce qu’elle va exprimer ce sont les capacités motrices du corps, les pouvoirs qui sont en lui tels que je les vis originellement (18). D’où l’idée d’une danse abstraite dans les écrits de Kandinsky. La danse ne raconte pas une histoire, elle dévoile des pouvoirs en les donnant à sentir au spectateur dans son propre corps. De même que les formes du tableau me font sentir les forces qui m’habitent, avec lesquelles je me confonds.

Michel Henry - Professeur émérite de Philosophie - Université Paul Valéry - Montpellier III

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