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- PHILO RECHERCHE - FAC

Michel HENRY 

Conversation Art et phénoménologie de la vie

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Dans le cadre de la peinture, la contemporanéité c’est cette texture de forces et d’émotions intérieures dont le tableau est l’expression. Expression qui n’est pas séparée de ce qu’elle exprime, s’il est vrai qu’à chaque instant la réalité de la couleur est dans l’impression intérieure, que la réalité de la forme est dans la force intérieure et que sans cette force intérieure la forme devient quelque chose de mort. Les tableaux sont morts aussi longtemps qu’ils ne font pas advenir cette réactualisation dans une subjectivité qui peut être aussi bien celle du spectateur que celle du créateur.

Prenons un exemple précis. Chaque acte de voir tend à voir davantage, chaque acte de compréhension tend à comprendre davantage, chaque acte d’amour tend à aimer davantage. De façon étonnante, c’est aussi ce que pense Marx. La vie est pouvoir d’accroissement en même temps qu’elle est pathétique, on peut dire qu’elle s’éprouve soi-même continûment et ne sort pas de cette condition, sinon elle mourrait. Il y a ou la vie ou la mort, et dès que cette réalité dont nous parlons ne s’éprouve plus soi-même, il n’y a plus que la mort. La vie qui s’éprouve elle-même tend donc à s’éprouver sans cesse davantage.

  Or, que se passe-t-il dans l’œuvre d’art ? En elle, il y a comme une mise en éveil de ma subjectivité, parce que les formes, les couleurs, les graphismes éveillent en moi ces forces dont elles sont l’expression. Parce que ses couleurs, beaucoup plus que les couleurs ternes et indifférentes du monde qui ne provoquent plus en moi que des tonalités affaiblies, vont forcément actualiser ces tonalités et leur donner une intensité dynamique et émotionnelle beaucoup plus grande. Il y a donc, par la médiation de l’œuvre d’art, comme une intensification de la vie, aussi bien chez le spectateur que chez le créateur. C’est une sorte d’advenue à la vie la plus essentielle qui fuse en chacun de nous. Le créateur est alors quelqu’un qui accomplit une œuvre éthique, s’il est vrai que l’éthique consiste à vivre notre lien à la vie de façon de plus en plus intense. Je soutiens là des idées qui proviennent de mon orientation actuelle où confluent l’esthétique de Kandinsky, le livre que je viens d’écrire sur le christianisme et peut-être aussi l’approfondissement des thèses phénoménologiques que j’ai toujours défendues.A ses débuts l’art était religieux dans son essence, avant qu’il y ait une dimension spécifique de l’art qui suppose une dégradation de l’humanité. Qu’est-ce que la religion ? Religio, cela veut dire un lien – que l’étymologie soit vraie ou fausse, cela n’a aucune importance, c’est un schème de travail. Ce lien pour moi, est celui du vivant à la vie. C’est le lien mystérieux et intérieur qui fait qu’il n’y a pas de vivant sans la vie – une vie qui est la sienne et plus que la sienne. L’éthique a pour but de nous faire vivre ce lien, c’est-à-dire de faire que ce lien oublié soit revécu. Elle veut nous rendre à notre condition métaphysique. C’est-à-dire faire en sorte – c’est chrétien, mais ça pourrait être aussi bien nietzschéen peut-être – que le vivant, au lieu de retomber dans sa condition circonscrite et limitée, éprouve la vie en lui, dans une sorte d’expérience – je ne dirais pas mystique, tellement ce mot est imprécis –, mais enfin, quand même, dans une intensification radicale de la vie. Voilà ce que vise à susciter l’éthique. Puisque nous vivons ce lien, la vie du vivant consiste à vivre, sans le savoir, son lien à la vie. Ce lien peut être oublié. Au fur et à mesure que l’homme ne s’attache plus qu’aux choses matérielles et à leurs contingences, il est sans cesse détourné de son lien véritable. Mais il peut le revivre, non pas par une réflexion intellectuelle, mais probablement dans des expériences pures qui sont pathétiques. L’éthique vise à provoquer des expériences de ce genre, à nous mettre dans des conditions où, au lieu de vivre d’une vie perdue dans le souci du monde, nous revivons intérieurement ce lien radical. Il existe également une sphère qui permet cela dans son principe, c’est l’art. L’art est par nature éthique. Dans la mesure où l’art éveille en nous les puissances affectives et dynamiques d’une vie qui est à la fois elle-même et plus qu’elle-même, il est l’éthique par excellence. Il est aussi une forme de vie religieuse. C’est la raison pour laquelle l’expérience esthétique est fondamentalement sacrée et toutes les grandes œuvres d’art sont des œuvres sacrées qui ont un très grand pouvoir sur nous. Même en des temps d’incroyance – comme aujourd’hui – des gens indifférents à la religion sont bouleversés devant des œuvres sacrées. Ce lien de l’art avec le sacré n’est donc plus affirmé ici gratuitement comme chez Heidegger, qui l’a fabriqué, lui, en faisant venir des dieux qui...« ... ne mènent nulle part » ?...

Des dieux qui étaient les dieux grecs, des dieux qu’il avait trouvés chez Hölderlin... Eh oui, c’est plein de dieux tout cela ! Mais quel est le fondement des dieux chez Heidegger ? Laissons cette question de côté et revenons au lien essentiel qui existe entre l’intersubjectivité, l’éthique, l’esthétique et la religion. Pour moi, l’esthétique est une forme de religion au sens de lien fondamental, constitutif de tout vivant transcendantal, avec la vie absolue – il n’y a pas d’autre vie d’ailleurs que la vie transcendantale. Il n’y a pas d’autre vie puisque les biologistes eux-mêmes disent qu’ils n’étudient plus la vie, ils étudient des particules matérielles. François Jacob soutient par exemple qu’on n’interroge plus la vie aujourd’hui en laboratoire. La vie n’est qu’une vieille entité métaphysique. Alors, ou bien il n’y a pas de vie du tout, ou bien il faut dire que la vie est la vie transcendantale. La vie transcendantale, c’est la cogitatio de Descartes, c’est la sensation, l’affection, la passion.La vie est la transcendance ?

  Ce n’est pas la transcendance. La vie est aussi une vie au monde, mais quand la phénoménologie étudie l’être-au-monde, elle croit parler de la vie. En fait, elle présuppose la vie sans l’expliquer. Pour expliquer la vie, il faut tenir compte de cette dimension d’auto-affection où ce qui s’éprouve, s’éprouve soi-même, comme dans toute douleur. Or, cette sorte d’intériorité a été rejetée par les phénoménologues à la suite du fondateur. Pour Husserl, c’est beaucoup plus complexe en réalité parce qu’il est revenu à l’impression, mais pour Heidegger, l’homme est directement au monde. Pour Merleau-Ponty aussi (11). Pourtant, ils sont constamment obligés de présupposer cette vie.La question se pose alors du rapport entre cette transcendance là et la transcendance divine. Vous dites finalement que la vie est auto-affection de soi, donc la vie se reconnaît elle-même. Or, chez Lévinas, par exemple, c’est quand même l’altérité qui est première. Chez vous il semble que ce soit l’ipséité de la vie...

  C’est une question qu’on me pose souvent. Je l’ai toujours éludée. Il faut distinguer, à mon avis, deux sens radicalement différents de la transcendance. D’abord la transcendance des phénoménologues qui désigne simplement le fait que ma conscience atteint directement une chose. Transcendance au sens de Husserl, cela veut dire que la conscience intentionnelle se dépasse vers un objet, y compris le plus humble, qu’elle atteint immédiatement sans passer par une représentation. Elle atteint «la chose même». Et cet objet, il est dit transcendant. La transcendance a ici le sens le plus trivial. C’est l’objet transcendant par rapport à mon regard. Cela entraîne une grande équivoque parce que le sens traditionnel du mot transcendance est un sens religieux qui se réfère à Dieu. Et cela veut dire aussi quelque chose qui est hors du monde, quelque chose qui est a-cosmique, comme la vie dont je parle, et qui, parce qu’elle ne se montre pas dans le monde, est invisible : je ne peux pas la voir, ni la toucher. Il y a là une équivoque énorme. Il s’agit de deux sens totalement différents de la transcendance ! Or, le coup de génie et l’ambiguïté de Heidegger, c’est d’avoir écrasé un sens sur l’autre. Cette façon d’atteindre la chose dans le monde et d’être au monde, qui était le «transcendant» de Husserl, a été le transcendant de son Être à lui. « L’Être transcendant » de Heidegger, c’est cet horizon d’extériorité, d’ailleurs déjà insaisissable, où j’atteins toute chose. «L’Être est le transcendant pur et simple», dit-il. Il y a là un escamotage et une source de confusion parce que les gens ne peuvent pas reconnaître ses dieux, surtout quand on a défini traditionnellement Dieu en tant qu’Être absolu, comme dans toutes les conceptions scolastiques ou théologiques. Alors, puisque l’Être heideggerien n’est pas le même que l’Être traditionnellement identifié à Dieu, l’Être semble revêtir plusieurs sens. Dieu, pour moi c’est la vie, d’ailleurs pour le christianisme aussi, pour le Christ aussi. Dire que l’homme est fils de Dieu, c’est le définir par la vie. Tel n’est pas le cas du caillou, lequel n’est pas le fils d’un autre caillou. La problématique de l’étant, de l’Être de l’étant, de leur différence, apparaît secondaire et étrangère à la problématique fondamentale et originelle de la relation du vivant à la Vie.J’en viens à Lévinas. Chez Lévinas, qui m’avait consacré un cours à la Sorbonne(12), il y a une certaine disqualification de l’intentionnalité et du sujet, parce que l’intentionnalité, c’est «Je pense quelque chose», avec une sorte de domination du sujet sur l’objet. Lévinas, je crois, a renversé ce rapport à la suite de la lecture de L’Essence de la manifestation (13). Pour lui l’homme n’est pas « maître et possesseur du monde », ce n’est pas Je qui commence car, en fait, je suis atteint par l’Autre. Si le rapport à l’Autre n’est plus le rapport du sujet à l’objet, si le sujet est en quelque sorte frappé et même posé dans son être par quelque chose d’autre qui le met là où il est, tout est à repenser. Mais quel est le statut phénoménologique de l’altérité chez Lévinas ? Son Autre est ambigu : est-ce l’autre ou est-ce Dieu, ou l’autre est-il la façon dont Dieu me frappe ? Cette philosophie qui a voulu renverser le rapport est grandiose, elle a fondé une éthique, elle a mis le sujet sous le regard de l’Autre, ce que Sartre avait d’ailleurs déjà fait d’une certaine façon (14). Mais, encore une fois, de quel Autre parle-t-on ? Je me demande si la question éthique de l’altérité ne renvoie pas secrètement à une question phénoménologique plus essentielle encore : celle d’une autre phénoménalité, d’un autre mode de manifestation et de révélation qui est précisément la Vie. Si l’on se place dans une philosophie de la vie, il y a aussi une altérité : c’est celle que signifie la vie pour tout vivant. Seulement ce rapport ne peut plus être compris comme un rapport ek-statique, mais comme un rapport pathétique.C’est le problème du visage ?Oui, mais alors quel est le statut phénoménologique du visage? Pour moi la vie est sans visage. Je crois qu’il y a une altérité fondamentale dans la vie. L’egologie est dépassée, dans la mesure où il y a une naissance transcendantale de l’ego. Je ne pars donc plus de l’ego cogito, comme Descartes, mais je soutiens que l’ego a été apporté en lui-même. C’est la théorie de l’ipséité: l’ipséité n’est pas du tout une egologie, on ne peut pas confondre ipséité et ego, parce que l’ego n’est un ego que sur le fond d’une ipséité qui le donne à lui-même et dans lequel il n’est pour rien. Autrement dit, il n’y a d’ego et de moi que par une ipséité fondamentale qui est le Soi, et qui est le Soi de la vie.

  La vie – la vie absolue, la vie qui s’auto-génère, qui est la vie dont parle Maître Eckhart, la vie qui s’auto-affecte en un sens radical –, en s’éprouvant soi-même, génère en elle une ipséité. Dans cette ipséité, et par elle, sont possibles de multiples moi et de multiples ego. J’ai montré dans mon livre sur le christianisme comment l’ego est engendré à partir d’une ipséité fondamentale, elle-même engendrée à partir d’une vie absolue. Il y a un processus de naissance transcendantale de l’ego et le seul penseur qui l’ait aperçu sans toutefois le théoriser, c’est Kierkegaard. Il a affirmé que nous sommes un Soi transcendantal, un Soi avec un grandS, qu’il n’y a pas d’homme indépendamment d’un Soi transcendantal puisqu’il n’y a pas de définition biologique de l’homme. Si l’on dit que l’homme est un animal «rationnel» on se heurte au fait que la raison est impersonnelle et en plus elle est sujette à caution car on peut concevoir d’autres raisons que la nôtre, ce qu’a fait Descartes puisque, pour lui, les vérités rationnelles sont créées. Il y a d’autres mondes possibles. Il y a donc d’autres structures d’appréhension des choses. Mais ce n’est pas le cas pour le Soi, parce que le Soi est quelque chose qui se rapporte à soi absolument et selon une relation infrangible qui ne peut être autre que ce qu’elle est. Se rapporter à soi, ce n’est pas un rapport ek-statique, mais un rapport pathétique.

   Il y a bien une transcendance au sens traditionnel, mais cette transcendance n’est pas du tout ek-statique, elle est la relation, impensée jusqu’à présent, du vivant à la vie, qu’on peut lire comme l’épreuve que le vivant fait de la vie, qui est, au fond, l’épreuve que font tous les mystiques et que les gens vivent sans le savoir. Ils vivent cette épreuve parce qu’ils ne sont rien d’autre que cela, mais ils la vivent sans le savoir parce qu’ils vivent dans l’hébétude, dans une espèce de fascination à l’égard du monde de l’aliénation radicale, dans un état que le monde moderne accroît vertigineusement avec les médias, ces images qui sont l’anti-art. Car, l’image de l’art, c’est la résurrection de la vie en nous.

  On peut essayer de comprendre cette relation du vivant à la vie – comment la vie génère en elle le vivant – à la manière de Maître Eckhart. Alors là, il faut carrément se placer en Dieu, que nous ne sommes pas, pour comprendre comment dans la vie est nécessairement généré – pour qu’elle soit la vie – un premier vivant. La vie ne peut être qu’un Soi. C’est au fond ce que dit le christianisme. C’est la seule pensée profonde et intelligente sur l’homme.

  Vous parlez de l’intersubjectivité en tant que «communauté pathétique». Peut-on alors considérer que l’art serait la médiation éthique de l’être-ensemble social? Vous soulignez également la nécessité «d’une phénoménologie de la vie transcendantale» (10). La question qui se pose à ce moment-là, si l’on admet cette notion de transcendantalité de la vie, va dans le même sens : peut-on dire, et pourquoi, que l’art est une éthique de la communauté ou de l’intersubjectivité ?Oui, certainement. Alors, comment ? Je vous donne une réponse purement personnelle, qui est donc à prendre ou à laisser. Nous sommes des vivants, mais c’est une condition métaphysique extraordinairement difficile à comprendre, et je dois dire que mon travail sur le christianisme m’a permis de mieux la cerner. Le caractère décisif de notre vie, c’est que nous sommes foncièrement passifs: ce n’est pas nous qui nous sommes apportés dans cette vie. Alors, comme cette condition de notre vie est invisible comme notre vie elle-même, nous n’y prêtons pas attention. En fait, notre vie est une sorte d’histoire non séparée d’elle-même, d’histoire non ek-statique, c’est une histoire où il n’y a qu’un seul présent vivant, sans avenir, ni passé. Nous sommes constamment avec nous-mêmes. Le moi ne peut pas se découper en phases qui passent et en phases qui ne sont pas encore venues, ce découpage est irréel, il ne surgit que dans la représentation. Le moi vivant est en effet une sorte d’auto - mouvement, d’auto-transformation, comme une boule qui roule et qui ne se sépare jamais d’elle-même. Or, cette condition de vivant, nous ne l’avons que dans la vie, dans une vie qui est à la fois la nôtre et pas la nôtre. Nous sommes des vivants de par une vie qui vient en nous, qui devient la nôtre mais dans la venue de laquelle nous ne sommes pour rien. C’est donc là une situation métaphysique tout à fait radicale et, à mon avis, seul le christianisme a exploré cette situation avec la thèse extraordinaire selon laquelle l’homme est fils de Dieu. Dieu est Vie. Cela signifie que l’homme est un vivant généré dans la vie, dans la seule et unique vie qui est la vie absolue, Dieu. L’homme est donc un vivant dans la vie, de telle sorte que sa vie est à la fois lui-même et plus que lui. On pourrait aussi expliquer cela autrement – c’est d’ailleurs un thème nietzschéen – et soutenir que cette vie tend sans cesse à s’accroître, c’est-à-dire que la vie n’est pas quelque chose qui continuerait simplement, mais existe métaphysiquement dans une condition qui est l’accroissement de soi.

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