° Rubrique philo-fac http://www.philagora.net/philo-fac/

- PHILO RECHERCHE - FAC

Michel HENRY 

Conversation Art et phénoménologie de la vie

page 1 - page 2 - page 3page 4 - page 5

Avec l'autorisation de Prétentaine

Site Philagora, tous droits réservé

_________________________________

Commençons par les couleurs. Kandinsky montre comment un tableau s’organise autour d’une couleur. Dans un sous-bois des environs de Munich, par exemple, il voit une couleur et il peint ce qui est autour. Il peint un tableau qui se compose à partir du rouge, d’une note rouge, etc. Mais quand il réfléchit à son sujet, il se dit que cette couleur semble un fragment d’extériorité. Il y a une sorte de tache rouge, même s’il ne pense plus ce rouge comme le rouge d’un buvard ou le rouge des lèvres d’une femme ou de son foulard : c’est quand même quelque chose qui se déploie dans une sorte de premier monde, même si ce n’est pas le monde utilitaire. En vérité, ajoute-t-il, la réalité de cette couleur, c’est une impression, une impression radicalement subjective. Il n’y a chez lui aucune référence philosophique, mais en tant que phénoménologue, je peux dire que c’est la thèse de Descartes et aussi celle de Husserl. Parce que chez Husserl, avant que la couleur soit un moment ou une qualité de l’objet, une « couleur noématique », elle est une impression pure, elle est une cogitatio, elle est de l’ordre de la crainte dans le rêve de Descartes. Voilà comment la couleur est double, elle est d’abord un rouge que je vois sur la palette, mais en même temps je suis dupe d’une illusion en croyant que le rouge se limite à cette tache que je vois sur la palette. En vérité la réalité du rouge, c’est l’impression que ce rouge étalé sur la palette crée en moi. Et c’est cette impression qui est l’essence véritable de la couleur.

On peut démontrer cela métaphysiquement. Prenons l’exemple de la chaleur. Si je pose ma main là, je peux dire : « Tiens, cette matière plastique est fraîche ! » Mais c’est absurde : ce plastique, si c’est du plastique, n’est pas frais, il ne sent rien. La fraîcheur est purement subjective, je la projette dans ma main et je la projette sur de la matière. De même, quand je dis, « le mur est tiède », c’est absurde, c’est du fétichisme. Descartes a haussé les épaules devant cette illusion : le mur n’est pas tiède du tout, c’est moi qui suis tiède ! Il en est de même pour la couleur rouge. Il n’y a pas de rouge dans le monde. Le rouge est une sensation, et cette sensation est absolument subjective, originairement invisible. Les couleurs originaires sont invisibles, mais elles sont étendues sur des choses par un processus de projection.

Le peintre va construire une toile, c’est une « composition ». C’est le terme que Kandinsky donne à toutes ses peintures à une certaine époque, mais elles seront toujours des compositions. La composition du tableau, c’est justement la décision de l’artiste de mettre là du rouge et de mettre là du jaune. Or, pourquoi mettre là du rouge et là du jaune ? Il y a deux explications. La première est que l’objet que vous peignez, par exemple ce mur de briques d’une maison hollandaise, est rouge. Alors vous mettez du rouge. Au-dessus vous avez un ciel gris-bleu, alors vous mettez du gris-bleu. La peinture a un modèle qui est dans le monde que vous voulez restituer, même si vous ne voulez pas le photographier. Mais cette explication-là est sans valeur, car la plupart des grands tableaux d’aspect figuratif n’obéissent pas à cette loi de construction. Si l’on contemple par exemple une adoration des mages peinte au Quattrocento, on peut admirer la scène où les mages arrivent couverts de vêtements merveilleux, en apportant leurs présents devant l’être le plus humble. Ce thème donne lieu à des compositions merveilleuses. Il a été retenu parce qu’il permettait l’exploitation esthétique de la sensation. Or, aucun peintre n’a vu l’adoration des mages. Les peintres n’avaient aucune raison de faire que Gaspard ou Balthazar aient un vêtement jaune plutôt que rouge. Ils n’avaient aucune raison non plus de les représenter de telle ou telle manière. Le choix qui semble correspondre à de riches vêtements de l’époque, le choix des couleurs n’a pu se situer qu’ailleurs, dans un autre lieu que celui de la représentation objective. Quel est ce lieu ? C’est le pouvoir émotionnel de la couleur. C’est un objet de réflexion classique depuis Gœthe, mais qui devient fondamental pour Kandinsky se donnant pour tâche d’étudier le pouvoir émotionnel de chaque couleur. Ainsi il aperçoit que le jaune est une couleur agressive qui vient vers le spectateur, tandis que le bleu est une couleur apaisante qui s’éloigne de lui. Donc on mettra ici du bleu et là du jaune selon qu’on veut produire cette impression de la chose qui vient vers vous, qui vous attaque, ou au contraire qui vous apaise. Toute couleur sera l’objet d’une analyse émotionnelle et dynamique, et cette analyse livrera la vraie raison pour laquelle telle couleur a été utilisée. Et cette raison ne réside plus maintenant à l’extérieur, dans le visible, mais dans la capacité émotionnelle, impressionnelle, de la couleur. Toute la loi de construction du tableau est arrachée au monde pour être située dans une subjectivité radicale. On va pouvoir peindre non plus le monde, mais l’âme des gens, leurs émotions. Mais on peut aussi montrer que si le peintre a choisi de représenter telle ou telle chose, c’est parce que cette chose a, en vertu de ses couleurs, cet effet impressionnel sur lui. Même la peinture dite figurative est une confirmation de cela.

  Si l’on considère les formes, la démonstration est encore plus éclatante. C’est qu’une forme n’est justement pas une sorte d’entité extérieure, c’est l’expression d’une force. Le point, la ligne droite, la ligne brisée, etc., sont l’expression de forces spécifiques qui se déploient de manière différente, continue ou par intermittence, dans une même direction ou en modifiant celle-ci. Et la théorie des formes, qui renvoie à des forces, renvoie du même coup à la subjectivité, parce que les forces habitent notre corps, notre corps vécu, notre corps subjectif qui est notre corps réel. Par conséquent le monde des formes est, en quelque sorte, un univers chiffré dont la vraie signification renvoie au jeu des forces en nous, donc à la vie, car le corps vivant est un corps qui est fait de forces : telle est l’origine de la peinture. Ici encore, c’est un élément invisible, la force invisible avec laquelle s’identifie le corps vivant, qui est le principe de la composition de la peinture.

La peinture se donne comme thème explicite d’exprimer la vie et à cet égard elle rejoint la musique. Car la musique n’a jamais voulu, si l’on excepte la musique représentative dont tout le monde reconnaît le caractère superficiel, imiter le bruit du vent ou celui de l’eau sur les cailloux. Elle a toujours eu le dessein d’exprimer la vie, donnant ainsi raison à l’avance à une phénoménologie de la vie. Elle n’exprime rien, elle n’exprime pas l’horizon du monde, ni aucun de ses objets. Le premier penseur qui a saisi l’essence de la musique, c’est Schopenhauer. Les autres se sont égarés en disant qu’il s’agissait de mathématiques, tandis que Schopenhauer – un des plus grands penseurs de tous les temps même si c’est un mauvais philosophe, on peut être un mauvais philosophe et un très profond penseur – a explicitement affirmé que la musique exprimait l’affectivité. On peut même concevoir que tout art, même le plus extérieur, exprime l’affectivité et renvoie au corps vivant.

  Le corps est l’illustration saisissante de l’idée que j’ai poursuivie dans toute ma recherche philosophique sur la dualité de l’apparaître, ce que j’appelle la «duplicité de l’apparaître» : visible et invisible. Le corps se présente d’abord à nous dans le monde et il est interprété immédiatement comme un objet du monde, quelque chose qui est visible, que je peux voir, toucher, sentir. Mais ce n’est que le corps apparent. Le corps réel, c’est le corps vivant, le corps dans lequel je suis placé, que je ne vois jamais et qui est un faisceau de pouvoirs – je peux, je prends avec ma main – et ce pouvoir, je le développe de l’intérieur, hors monde. C’est une réalité métaphysiquement fascinante puisque j’ai deux corps : visible et invisible. Le corps intérieur que je suis et qui est mon véritable corps, c’est le corps vivant, c’est avec ce corps-là que je marche en vérité, que je prends, que j’étreins, que je suis avec les autres.

C’est ce corps invisible qui est d’ailleurs la source du désir : en présence du corps de l’autre, je perçois un corps visible, mais je pressens une subjectivité et c’est elle que je veux atteindre. Dans une théorie de l’érotisme on pourrait montrer qu’en vérité le désir – et c’est pour cela qu’il recommence indéfiniment – vise à atteindre quelque chose que je ne peux pas toucher dans le monde, mais qui se touche lui-même hors monde et qui est justement la vie, la vie invisible de celui ou de celle que je désire. En fait, tous les gestes du désir sont des actes, en quelque sorte, symboliques dans lesquels j’essaie de m’approcher de l’endroit où je coïncide par exemple avec le plaisir de l’autre. Mais c’est un problème métaphysique de savoir si j’ai réellement accès à ce lieu où l’autre s’éprouve lui-même dans cette immédiation qui est la vie.

Par rapport à ce que vous venez de dire sur le corps, vous développez une théorie du sujet...Oui, et cela répond à la question de l’implication du corps dans l’œuvre d’art. Kandinsky peint délibérément la vie. En rapport à ce projet fabuleux que la peinture n’a plus à peindre le monde mais à exprimer la vie, au même titre que la musique, il y a l’idée, en effet, que la peinture est une médiation entre les êtres. Précisément parce que les « éléments » de la peinture, selon son expression, ne sont pas seulement objectifs mais aussi subjectifs. Par conséquent, celui qui regarde une forme éprouve le même pathos que celui qui l’a conçue, dans la mesure où la forme ne peut être lue que par la réactivation – dans une sorte de symbiose pathétique, au moins imaginaire –, de forces qui sont en vous, qui sont identiquement les forces du corps vivant du créateur ou du spectateur. Si tel type de ligne exprime tel pathos, alors celui qui voit la ligne, la retrace, la recrée avec des forces subjectives, il se trouve dans le même état pathétique que celui qui l’a dessinée. Le trait de Paul Klee oblige implicitement celui qui regarde un de ses dessins à revivre ce que Paul Klee a vécu. La réalité du trait est une force tout à fait déterminée, par exemple une force qui inquiète, frémissante, qui change sans cesse. Ce ne sont pas simplement des métaphores. L’intersubjectivité s’accomplit dans la mesure où le tableau est un ensemble, non pas de formes mais de forces, non pas de couleurs extérieures transcendantes, mais d’impressions et d’émotions. À ce moment-là il y a contemporanéité : le spectateur se fait le contemporain des forces et des impressions que recrée en lui le tableau comme imaginaire, dans son apparence extérieure. C’est vraiment une contemporanéité au sens de Kierkegaard. Pour Kierkegaard, le croyant est celui qui se fait le contemporain du Christ, alors que beaucoup de contemporains du Christ n’étaient pas ses contemporains ! Être contemporain, cela veut dire répéter dans une répétition intérieure, dans la réactualisation de ce qui avait été actualisé autrefois.

page 1 - page 2 - page 3page 4 - page 5

Avec l'autorisation de Prétentaine

° Rubrique philo-fac http://www.philagora.net/philo-fac/

2010 ©Philagora tous droits réservés Publicité Recherche d'emploi
Contact Francophonie Revue Pôle Internationnal
Pourquoi ce site? A la découverte des langues régionales J'aime l'art
Hébergement matériel: Serveur Express