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Gilles Deleuze
Les conditions de la question: qu'est-ce que la philosophie ?
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__________________ Nous savons pourtant que lami ou lamant comme prétendant ne va pas sans rivaux. Si la philosophie a une origine grecque autant quon veut bien le dire, cest parce que la cité, à la différence des empires ou des États, invente lAgôn comme règle dune société des " amis, la communauté des hommes libres en tant que rivaux (citoyens). Cest la situation constante que décrit Platon si chaque citoyen prétend à quelque chose, il rencontre nécessairement des rivaux, si bien quil faut pouvoir juger du bien-fondé des prétentions. Le menuisier prétend au bois, mais se heurte au forestier, au bûcheron, au charpentier qui disent cest moi, cest moi lami du bois. Sil sagit de prendre soin des hommes, il y a beaucoup de prétendants qui se présentent comme lami de lhomme, le paysan qui le nourrit, le tisserand qui lhabille, le médecin qui le soigne, le guerrier qui le protège. Et si, dans tous ces cas, la sélection se fait malgré tout dans un cercle quelque peu restreint, il nen est plus de même en politique, où nimporte qui peut prétendre à nimporte quoi, dans la démocratie athénienne telle que la voit Platon. Doù la nécessité pour Platon dune remise en ordre, où lon crée les instances grâce auxquelles juger du bien-fondé des prétentions ce sont les Idées comme concepts philosophiques. Mais même là, ne va-t-on pas rencontrer toutes sortes de prétendants pour dire le vrai philosophe, cest moi, cest moi lami de la Sagesse ou du Bien-Fondé La rivalité culmine avec celle du philosophe et du sophiste, qui sarrachent les dépouilles du vieux sage, mais comment distinguer le faux ami du vrai, et le concept du simulacre Le simulateur et lami cest tout un théâtre platonicien qui fait proliférer les personnages conceptuels en les dotant des puissances du comique et du tragique. Plus près de nous, la philosophie a croisé beaucoup de nouveaux rivaux. Ce furent dabord les sciences de lhomme, et notamment la sociologie, qui voulaient la remplacer. Mais, comme la philosophie avait de plus en plus méconnu sa vocation de créer des concepts, pour se réfugier dans les universaux, on ne savait plus très bien de quoi il était question. Sagissait-il de renoncer à toute création de concept au profit dune stricte science de lhomme, ou bien au contraire de transformer la nature des concepts en en faisant tantôt des représentations collectives, tantôt des conceptions du monde créées par les peuples, leurs forces vitales, historiques et spirituelles Puis ce fut le tour de lépistémologie, de la linguistique, ou même de la psychanalyse, et de lanalyse logique. Dépreuve en épreuve, la philosophie affronterait des rivaux de plus en plus insolents, de plus en plus calamiteux, que Platon lui-même naurait pas imaginés dans ses moments les plus comiques. Enfin, le fond de la honte fut atteint quand linformatique, la publicité, le marketing, le design semparèrent du mot concept lui-même, et dirent cest notre affaire, cest nous les créatifs, nous sommes les concepteurs Cest nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs. Information et créativité, concept et entreprise une abondante bibliographie déjà Le mouvement général qui a remplacé la Critique par la promotion commerciale na pas manqué daffecter la philosophie. Le simulacre, la simulation dun paquet de nouilles est devenu le vrai concept, et le présentateur du produit, marchandise ou uvre dart, est devenu le philosophe, le personnage conceptuel ou lartiste. Mais comment la philosophie, une vieille personne, salignerait-elle avec des jeunes cadres dans une course aux universaux de la communication pour déterminer une forme marchande du concept, Merz Plus la philosophie se heurte à des rivaux impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre sein, plus elle se sent dentrain pour remplir sa tâche, créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt que des marchandises. Elle a des fous rires qui emportent ses larmes. Ainsi donc, la question de la philosophie est le point singulier où le concept et la création se rapportent lun à lautre. Les philosophes ne se sont pas suffisamment occupés de la nature du concept comme réalité philosophique. Ils ont préféré le considérer comme une connaissance ou une représentation données, qui sexpliquaient par des facultés capables de le former (abstraction, ou généralisation) ou den faire usage (jugement). Mais le concept nest pas donné, il est créé, à créer il nest pas formé, il se pose lui-même en lui-même, auto-position. Les deux simpliquent, puisque ce qui est véritablement créé, du vivant à luvre dart, jouit par là même dune auto-position de soi, ou dun caractère autopoïétique à quoi on le reconnaît. Dautant plus le concept est créé, dautant plus il se pose. Ce qui dépend dune libre activité créatrice, cest aussi ce qui se pose en soi-même, indépendamment et nécessairement le plus subjectif sera le plus objectif. Ce sont les post-kantiens qui ont porté le plus dattention en ce sens au concept comme réalité philosophique, notamment Schelling et Hegel. Hegel a défini puissamment le concept par les Figures de sa création et les Moments de son auto-position les figures constituent le côté sous lequel le concept est créé par et dans la conscience, à travers la succession des esprits, tandis que les moments dressent lautre côté suivant lequel le concept se pose lui-même et réunit les esprits dans labsolu du Soi. Hegel montrait ainsi que le concept na rien à voir avec une idée générale ou abstraite qui ne dépendrait pas de la philosophie même. Mais cétait au prix dune extension indéterminée de la philosophie qui ne laissait guère subsister le mouvement indépendant des sciences et des arts, parce quelle reconstituait des universaux avec ses propres moments et ne traitait plus quen figurants fantômes les personnages de sa propre création. Les post-kantiens tournaient autour dune encyclopédie universelle du concept, qui renvoyait la création de celui-ci à une pure subjectivité, au lieu de se donner une tâche plus modeste, une pédagogie du concept, qui devrait analyser les conditions de création comme facteurs de moments restant singuliers. Si les trois âges du concept sont lencyclopédie, la pédagogie et la formation professionnelle commerciale, seul le second peut nous empêcher de tomber des sommets du premier dans le désastre absolu du troisième, désastre absolu pour la pensée, quels quen soient, bien entendu, les bénéfices sociaux du point de vue du capitalisme universel. Gilles Deleuze
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