° Rubrique philo-fac http://www.philagora.net/philo-fac/
Gilles Deleuze
Les conditions de la question: qu'est-ce que la philosophie ?
Page 1 - Page 2 -
Page 3 - Page 4
Site
Philagora, tous
droits réservés ©
__________________ Que veut dire ami, quand il devient personnage conceptuel, ou condition pour lexercice de la pensée ou bien amant, nest-ce pas plutôt amant. Et lami ne va-t-il pas réintroduire, jusque dans la pensée, un rapport vital avec lAutre quon avait cru exclure de la pensée pure Ou bien encore ne sagit-il pas de quelquun dautre que lami ou lamant Car, si le philosophe est lami ou lamant de la Sagesse, nest-ce pas parce quil y prétend, sy efforçant en puissance plutôt que la possédant en acte Lami serait donc aussi le prétendant, et celui dont il se dirait lami, ce serait la Chose sur laquelle porterait la prétention, mais non pas le tiers, qui deviendrait au contraire un rival. Lamitié comporterait autant de méfiance émulante à légard du rival que damoureuse tension vers lobjet du désir. Quand lamitié se tournerait vers lessence, les deux amis seraient comme le prétendant et le rival (mais qui les distinguerait). Cest par là que la philosophie grecque coïnciderait avec lapport des cités avoir promu entre elles et en chacune des rapports de rivalité, opposant des prétendants dans tous les domaines, en amour, dans les jeux, les tribunaux, les magistratures, la politique, et jusque dans la pensée qui ne trouverait pas seulement sa condition dans lami, mais dans le prétendant et dans le rival (la dialectique que Platon définissait par lamphisbetesis). Un athlétisme généralisé. Lami, lamant, le prétendant, le rival sont des déterminations transcendantales qui ne perdent pas pour cela leur existence intense et animée, dans un même personnage ou dans plusieurs. Et quand, aujourdhui, Maurice Blanchot, qui fait partie des rares penseurs à considérer le sens du mot " ami dans philosophie, reprend cette question intérieure des conditions de la pensée comme telle, nest-ce pas de nouveaux personnages conceptuels encore quil introduit au sein du plus pur Pensé, des personnages peu grecs cette fois, venus dailleurs, qui entraînent avec eux de nouvelles relations vivantes promues à létat de figures a priori une certaine fatigue, une certaine détresse entre amis qui convertit lamitié même à la pensée du concept comme partage et patience infinis La liste des personnages conceptuels nest jamais close, et par là joue un rôle important dans lévolution ou les mutations de la philosophie leur diversité doit être comprise, sans être réduite à lunité déjà complexe du philosophe. Le philosophe est lami du concept, il est en puissance de concept. Cest dire que la philosophie nest pas un simple art de former, dinventer ou de fabriquer des concepts, car les concepts ne sont pas nécessairement des formes, des trouvailles ou des produits. La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts. Lami serait lami de ses propres créations Créer des concepts toujours nouveaux, cest lobjet de la philosophie. Cest parce que le concept doit être créé, quil renvoie au philosophe comme à celui qui la en puissance, ou qui en a la puissance et la compétence. On ne peut pas objecter que la création se dit plutôt du sensible et des arts, tant lart fait exister des entités spirituelles, et tant les concepts philosophiques sont aussi des " sensibilia. À dire vrai, les sciences, les arts, les philosophies sont également créateurs, bien quil revienne à la philosophie seule de créer des concepts au sens strict. Les concepts ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes. Il ny a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent. Nietzsche a déterminé la tâche de la philosophie quand il écrivit " Les philosophes ne doivent plus se contenter daccepter les concepts quon leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut quils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes dy recourir. Jusquà présent, somme toute, chacun faisait confiance à ses concepts, comme à une dot miraculeuse venue de quelque monde également miraculeux, mais il faut remplacer la confiance par la méfiance, et cest des concepts que le philosophe doit se méfier le plus, tant quil ne les a pas lui-même créés (Platon le savait bien, quoiquil ait enseigné le contraire ). Que vaudrait un philosophe dont on pourrait dire il na pas créé de concept Nous voyons au moins ce que la philosophie nest pas elle nest pas contemplation, ni réflexion, ni communication, même si elle a pu croire être tantôt lune, tantôt lautre, en raison de la capacité de toute discipline à engendrer ses propres illusions, et à se cacher derrière un brouillard quelle émet spécialement. Elle nest pas contemplation, car les contemplations sont les choses elles-mêmes en tant que vues dans la création de leurs propres concepts. Elle nest pas réflexion, parce que personne na besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit on croit donner beaucoup à la philosophie en en faisant lart de la réflexion, mais on lui retire tout, car les mathématiciens comme tels nont jamais attendu les philosophes pour réfléchir sur les mathématiques, ni les artistes, sur la peinture ou la musique dire quils deviennent alors philosophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient à leur création respective. Et la philosophie ne trouve aucun refuge ultime dans la communication, qui ne travaille en puissance que des opinions, pour créer du consensus et non du concept Page suivante: le concept comme création proprement philosophique est toujours une singularité ° Rubrique philo-fac http://www.philagora.net/philo-fac/ |