° Rubrique philo-fac http://www.philagora.net/philo-fac/ Apparitions des Énigmes Complémentarisme
de Par Jean-Marie Brohm Professeur de Sociologie - Directeur de lIRSA - Université Paul Valéry - Montpellier III ._________________________________ (p.1-
La
transversalité de linsolite La transversalité de linsolite Malgré le déferlement positiviste qui gagne aujourdhui tous les champs du savoir scientifique et lidéologie scientiste ouverte ou insidieuse qui sinfiltre partout dans les sciences anthropo-sociales, un horizon complexe de phénomènes «étranges», «prodigieux», «intrigants», «merveilleux», «extraordinaires», «fantastiques», de réalités énigmatiques, de faits mystérieux, dunivers insolites résiste opiniâtrement aux tentatives de réduction rationaliste, aux classifications cognitives ordinaires, aux « explications » scientifiques « normales » qui admettent mal évidemment lanormal, le para-normal, le supra-normal, a fortiori « lirrationnel », le supra-rationnel ou le « surrationnel » et, bien entendu, le « surnaturel ». Malgré leurs réfutations régulières par les sciences canoniques officielles qui tentent de les ridiculiser, au pire, de les ignorer, au mieux, ces réalités étranges, incompréhensibles, bizarres, inclassables résistent, quon le veuille ou non, en tant que noyau irréductible ou résidu inexpliqué. Et lon pourrait avec ironie paraphraser Lacan lénigme de la psychanalyse en rappelant que le réel est ce qui résiste...
Ces réalités refusent dabord de se laisser assigner à un champ particulier du réel ou du savoir. Comme par de mystérieuses affinités électives, elles traversent toutes les limites, toutes les frontières, toutes les catégories habituelles par lesquelles nous percevons et traitons le réel : limites du Temps et de lEspace ; divisions traditionnelles entre lIci-bas et lAu-delà, lIci et lAilleurs, le Visible et lInvisible ; frontières qui départagent la Vie et la Mort, le Matériel et lImmatériel, lIntérieur et lExtérieur, lIdentité et lAltérité, le Conscient et lInconscient ; rapports entre lIndividuel et le Collectif, le Sacré et le Profane, le Passé, le Présent et le Futur ; dialectique entre le Possible et lImpossible. Ces réalités, quel que soit le statut ontologique quon leur accorde, sont essentiellement marquées par la complexité, lindécidable, la transversalité. Ne se laissant que difficilement cerner et délimiter, elles construisent, déconstruisent et reconstruisent les croyances et les certitudes, rapprochent des univers parallèles a priori séparés et étanches, bref, font lien ou communauté entre des régions de lÊtre ordinairement conçues à tort comme incompatibles, incompossibles, contradictoires : entre le réel et la fiction (rêve), lhistoire et le mythe (légende), le principe de réalité et la pensée désirante (fantasme). Émile Durkheim et Marcel Mauss observent et cela mériterait dêtre mieux pris en compte par les courants canoniques de la socio-anthropologie que dans toute une série de sociétés historiques ou traditionnelles, et même dans les survivances européennes, certaines réalités continuent de transversaliser les classifications établies des êtres, des choses et des événements avec leurs « contours arrêtés », leurs différences spécifiques et leurs genres, classifications qui se sont constituées à travers un lent travail de clarification, de distinction, de précision à partir des confusions, indistinctions et syncrétismes originaires (littératures populaires, folklores, mythes, religions, cultes, etc.). « Les métamorphoses, les transmissions de qualités, les substitutions de personnes, dâmes et de corps, les croyances relatives à la matérialisation des esprits, à la spiritualisation dobjets matériels, écrivent-ils, sont des éléments de la pensée religieuse ou du folklore. Or, lidée même de semblables transmutations ne pourrait pas naître si les choses étaient représentées dans des concepts délimités et classés. Le dogme chrétien de la transsubstantiation est une conséquence de cet état desprit et peut servir à en prouver la généralité. Cependant cette mentalité ne subsiste plus aujourdhui dans les sociétés européennes quà létat de survivance, et, même sous cette forme, on ne la retrouve plus que dans certaines fonctions, nettement localisées, de la pensée collective. Mais il y a dinnombrables sociétés où cest dans le conte étiologique que réside toute lhistoire naturelle, dans les métamorphoses, toute la spéculation sur les espèces végétales et animales, dans les cycles divinatoires, les cercles et carrés magiques, toute la prévision scientifique. En Chine, dans tout lExtrême-Orient, dans toute lInde moderne, comme dans la Grèce et la Rome anciennes, les notions relatives aux actions sympathiques, aux correspondances symboliques, aux influences astrales non seulement étaient ou sont très répandues, mais encore épuisaient ou épuisent encore la science collective. Or, ce quelles supposent, cest la croyance en la transformation possible des choses les plus hétérogènes les unes dans les autres et, par suite, labsence plus ou moins complète de concepts définis ». Si lanalyse densemble paraît juste, peut-être faudrait-il nuancer quelque peu aujourdhui loptimisme évolutionniste et rationaliste des fondateurs de lécole française de sociologie qui minimisent la survivance de ces croyances collectives dans laire européenne. Il se pourrait bien en effet quil y ait résurgence (retour du refoulé) de ces croyances que lon croyait « dépassées » et même production ininterrompue de nouvelles, ce qui ouvre évidemment un chantier dexploration inépuisable à la sociologie de linsolite. Ces réalités sont également analyseurs des catégories épistémologiques du vraisemblable et de linvraisemblable, du vérifiable (démontrable) et de linvérifiable (indémontrable), du possible et de limpossible, du concevable (formulable) et de linconcevable (indicible, ineffable), du rationnel et de lirrationnel. Elles mettent surtout en question les témoignages et matériaux donnant accès et consistance à ces réalités qui départagent, frontalement ou de manière plus floue, la croyance et ladhésion (crédulité, superstition) de lincrédulité et du refus (scepticisme, doute), ou la « foi enracinée » de « lincrédulité obstinée » pour reprendre les expressions de Marcel Mauss. Celui-ci note, dans sa célèbre étude sur la pensée magique, que les « catégories de la pensée collective » liées à la magie intègrent une série infinie et multiforme dêtres et desprits : âmes des morts, démons, génies, djinns, fées, farfadets, nixes, nymphes, archanges, anges, archontes, éons, etc. Ces entités sont inductrices et conductrices de pouvoirs et de forces magiques ou mystiques à travers des pratiques rituelles dexorcismes, dincantations, dinvocations, de charmes, densorcellements, denvoûtements, de sacrifices, etc., parce quelles correspondent à des « croyances obligatoires » collectives, cest-à-dire traditionnelles. Objets de croyance, les réalités magiques sont des expériences vécues dadhésion a priori. Tandis que les « croyances scientifiques » sont a posteriori, « perpétuellement soumises au contrôle de lindividu, et ne dépendent que des évidences rationnelles », « la croyance à la magie est toujours a priori. La foi dans la magie précède nécessairement lexpérience : on ne va trouver le magicien que parce quon croit en lui ; on nexécute une recette que parce quon a confiance. Encore de nos jours, les spirites nadmettent chez eux aucun incrédule, dont la présence empêcherait, pensent-ils, la réussite de leurs opérations. La magie a une telle autorité, quen principe lexpérience contraire nébranle pas la croyance ». Cest ce « faire accroire » de la magie qui permet de comprendre la conjonction des croyances du magicien et de la « crédulité publique » : le magicien et ses doubles (collègues, concurrents), le groupe social dans lequel il évolue, la société dans son ensemble même, participent dune commune adhésion : la magie est sérieuse parce quelle est prise au sérieux... « En somme, sa croyance [celle du magicien] est sincère dans la mesure où elle est celle de tout son groupe. La magie est crue et non pas perçue. Cest un état dâme collectif qui fait quelle se constate et se vérifie dans ses suites, tout en restant mystérieuse, même pour le magicien. La magie est donc, dans son ensemble, lobjet dune croyance a priori ; cette croyance est une croyance collective, unanime ». Ces croyances sappuient, en tant que catégories de la pensée collective, sur lidée, semble-t-il universelle, de forces, de pouvoirs, de puissances ou de potentialités à luvre dans les choses, les êtres, les événements, les situations (orenda chez les Iroquois, hasina à Madagascar, mana en Mélanésie, physis chez les Grecs, etc.). « Partout, soutient Marcel Mauss, a existé une notion qui enveloppe celle du pouvoir magique. Cest celle dune efficacité pure, qui est cependant une substance matérielle et localisable, en même temps que spirituelle, qui agit à distance et pourtant par connexion directe, sinon par contact, mobile et mouvante sans se mouvoir, impersonnelle et revêtant des formes personnelles, divisible et continue ». Cette force permet de comprendre aussi pourquoi le monde de la magie se superpose au monde ordinaire sans sy confondre, ni sen détacher, « comme sil était construit sur une quatrième dimension de lespace, dont une notion comme celle de mana exprimerait, pour ainsi dire, lexistence occulte » . ° Rubrique philo-fac http://www.philagora.net/philo-fac/ |