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Apparitions des Énigmes
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Complémentarisme de
l'ethnopsychanalyse et de la phénoménologie

Par Jean-Marie Brohm Professeur de Sociologie - Directeur de l’IRSA - Université Paul Valéry - Montpellier III.

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(p.1- La transversalité de l’insolite
(p.2- Modèles de pensée
(p.3- L’Étrange et ses doubles : Secret, Énigme, Mystère
(p.4- Phénoménologie de l’Étrange
(p.5- Mondes vécus étrangers : le Visible et l’Invisible
(p.6- Padre Pio, une étude de J-M Brohm

La transversalité de l’insolite

Malgré le déferlement positiviste qui gagne aujourd’hui tous les champs du savoir scientifique et l’idéologie scientiste – ouverte ou insidieuse – qui s’infiltre partout dans les sciences anthropo-sociales, un horizon complexe de phénomènes «étranges», «prodigieux», «intrigants», «merveilleux», «extraordinaires», «fantastiques», de réalités énigmatiques, de faits mystérieux, d’univers insolites résiste opiniâtrement aux tentatives de réduction rationaliste, aux classifications cognitives ordinaires, aux « explications » scientifiques « normales » qui admettent mal évidemment l’anormal, le para-normal, le supra-normal, a fortiori « l’irrationnel », le supra-rationnel ou le « surrationnel » et, bien entendu, le « surnaturel ». Malgré leurs réfutations régulières par les sciences canoniques officielles qui tentent de les ridiculiser, au pire, de les ignorer, au mieux, ces réalités étranges, incompréhensibles, bizarres, inclassables résistent, qu’on le veuille ou non, en tant que noyau irréductible ou résidu inexpliqué. Et l’on pourrait avec ironie paraphraser Lacan – l’énigme de la psychanalyse – en rappelant que le réel est ce qui résiste...

  • La transversalité de l’insolite

Ces réalités refusent d’abord de se laisser assigner à un champ particulier du réel ou du savoir. Comme par de mystérieuses affinités électives, elles traversent toutes les limites, toutes les frontières, toutes les catégories habituelles par lesquelles nous percevons et traitons le réel :

– limites du Temps et de l’Espace ;

– divisions traditionnelles entre l’Ici-bas et l’Au-delà, l’Ici et l’Ailleurs, le Visible et l’Invisible ;

– frontières qui départagent la Vie et la Mort, le Matériel et l’Immatériel, l’Intérieur et l’Extérieur, l’Identité et l’Altérité, le Conscient et l’Inconscient ;

– rapports entre l’Individuel et le Collectif, le Sacré et le Profane, le Passé, le Présent et le Futur ;

– dialectique entre le Possible et l’Impossible.

Ces réalités, quel que soit le statut ontologique qu’on leur accorde, sont essentiellement marquées par la complexité, l’indécidable, la transversalité. Ne se laissant que difficilement cerner et délimiter, elles construisent, déconstruisent et reconstruisent les croyances et les certitudes, rapprochent des univers parallèles a priori séparés et étanches, bref, font lien ou communauté entre des régions de l’Être ordinairement conçues – à tort – comme incompatibles, incompossibles, contradictoires : entre le réel et la fiction (rêve), l’histoire et le mythe (légende), le principe de réalité et la pensée désirante (fantasme).

Émile Durkheim et Marcel Mauss observent – et cela mériterait d’être mieux pris en compte par les courants canoniques de la socio-anthropologie – que dans toute une série de sociétés historiques ou traditionnelles, et même dans les survivances européennes, certaines réalités continuent de transversaliser les classifications établies des êtres, des choses et des événements avec leurs « contours arrêtés », leurs différences spécifiques et leurs genres, classifications qui se sont constituées à travers un lent travail de clarification, de distinction, de précision à partir des confusions, indistinctions et syncrétismes originaires (littératures populaires, folklores, mythes, religions, cultes, etc.). « Les métamorphoses, les transmissions de qualités, les substitutions de personnes, d’âmes et de corps, les croyances relatives à la matérialisation des esprits, à la spiritualisation d’objets matériels, écrivent-ils, sont des éléments de la pensée religieuse ou du folklore. Or, l’idée même de semblables transmutations ne pourrait pas naître si les choses étaient représentées dans des concepts délimités et classés. Le dogme chrétien de la transsubstantiation est une conséquence de cet état d’esprit et peut servir à en prouver la généralité. Cependant cette mentalité ne subsiste plus aujourd’hui dans les sociétés européennes qu’à l’état de survivance, et, même sous cette forme, on ne la retrouve plus que dans certaines fonctions, nettement localisées, de la pensée collective. Mais il y a d’innombrables sociétés où c’est dans le conte étiologique que réside toute l’histoire naturelle, dans les métamorphoses, toute la spéculation sur les espèces végétales et animales, dans les cycles divinatoires, les cercles et carrés magiques, toute la prévision scientifique. En Chine, dans tout l’Extrême-Orient, dans toute l’Inde moderne, comme dans la Grèce et la Rome anciennes, les notions relatives aux actions sympathiques, aux correspondances symboliques, aux influences astrales non seulement étaient ou sont très répandues, mais encore épuisaient ou épuisent encore la science collective. Or, ce qu’elles supposent, c’est la croyance en la transformation possible des choses les plus hétérogènes les unes dans les autres et, par suite, l’absence plus ou moins complète de concepts définis ».

Si l’analyse d’ensemble paraît juste, peut-être faudrait-il nuancer quelque peu aujourd’hui l’optimisme évolutionniste et rationaliste des fondateurs de l’école française de sociologie qui minimisent la survivance de ces croyances collectives dans l’aire européenne. Il se pourrait bien en effet qu’il y ait résurgence (retour du refoulé) de ces croyances que l’on croyait « dépassées » et même production ininterrompue de nouvelles, ce qui ouvre évidemment un chantier d’exploration inépuisable à la sociologie de l’insolite.

Ces réalités sont également analyseurs des catégories épistémologiques du vraisemblable et de l’invraisemblable, du vérifiable (démontrable) et de l’invérifiable (indémontrable), du possible et de l’impossible, du concevable (formulable) et de l’inconcevable (indicible, ineffable), du rationnel et de l’irrationnel. Elles mettent surtout en question les témoignages et matériaux donnant accès et consistance à ces réalités qui départagent, frontalement ou de manière plus floue, la croyance et l’adhésion (crédulité, superstition) de l’incrédulité et du refus (scepticisme, doute), ou la « foi enracinée » de « l’incrédulité obstinée » pour reprendre les expressions de Marcel Mauss. Celui-ci note, dans sa célèbre étude sur la pensée magique, que les « catégories de la pensée collective » liées à la magie intègrent une série infinie et multiforme d’êtres et d’esprits : âmes des morts, démons, génies, djinns, fées, farfadets, nixes, nymphes, archanges, anges, archontes, éons, etc. Ces entités sont inductrices et conductrices de pouvoirs et de forces magiques ou mystiques à travers des pratiques rituelles d’exorcismes, d’incantations, d’invocations, de charmes, d’ensorcellements, d’envoûtements, de sacrifices, etc., parce qu’elles correspondent à des « croyances obligatoires » collectives, c’est-à-dire traditionnelles. Objets de croyance, les réalités magiques sont des expériences vécues d’adhésion a priori. Tandis que les « croyances scientifiques » sont a posteriori, « perpétuellement soumises au contrôle de l’individu, et ne dépendent que des évidences rationnelles », « la croyance à la magie est toujours a priori. La foi dans la magie précède nécessairement l’expérience : on ne va trouver le magicien que parce qu’on croit en lui ; on n’exécute une recette que parce qu’on a confiance. Encore de nos jours, les spirites n’admettent chez eux aucun incrédule, dont la présence empêcherait, pensent-ils, la réussite de leurs opérations. La magie a une telle autorité, qu’en principe l’expérience contraire n’ébranle pas la croyance ». C’est ce « faire accroire » de la magie qui permet de comprendre la conjonction des croyances du magicien et de la « crédulité publique » : le magicien et ses doubles (collègues, concurrents), le groupe social dans lequel il évolue, la société dans son ensemble même, participent d’une commune adhésion : la magie est sérieuse parce qu’elle est prise au sérieux... « En somme, sa croyance [celle du magicien] est sincère dans la mesure où elle est celle de tout son groupe. La magie est crue et non pas perçue. C’est un état d’âme collectif qui fait qu’elle se constate et se vérifie dans ses suites, tout en restant mystérieuse, même pour le magicien. La magie est donc, dans son ensemble, l’objet d’une croyance a priori ; cette croyance est une croyance collective, unanime ». Ces croyances s’appuient, en tant que catégories de la pensée collective, sur l’idée, semble-t-il universelle, de forces, de pouvoirs, de puissances ou de potentialités à l’œuvre dans les choses, les êtres, les événements, les situations (orenda chez les Iroquois, hasina à Madagascar, mana en Mélanésie, physis chez les Grecs, etc.). « Partout, soutient Marcel Mauss, a existé une notion qui enveloppe celle du pouvoir magique. C’est celle d’une efficacité pure, qui est cependant une substance matérielle et localisable, en même temps que spirituelle, qui agit à distance et pourtant par connexion directe, sinon par contact, mobile et mouvante sans se mouvoir, impersonnelle et revêtant des formes personnelles, divisible et continue ». Cette force permet de comprendre aussi pourquoi le monde de la magie se superpose au monde ordinaire sans s’y confondre, ni s’en détacher, « comme s’il était construit sur une quatrième dimension de l’espace, dont une notion comme celle de mana exprimerait, pour ainsi dire, l’existence occulte » .

p.2- Modèles de pensée

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