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Jean-Marie BROHM  -- Ontologie de la mort

Esquisses épistémologiques pour une thanatologie qui se voudrait scientifique.

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- Introduction- p.1
- L'impensable de la mort - p.2
- L'épistémologie paradoxale de la thanatologie - p.3
- Les invariants anthropologiques de la mort - p.4
- Les postulations métaphysiques de la thanatologie - p.5
- Éthique et ontologie de la mort - p.6
- Quelle thanatologie aujourd'hui ? - p.7

Éthique et ontologie de la mort

Chez Heidegger le Dasein est, on ne le sait que trop, conçu comme être vers la fin, être vers la mort fondé sur le souci. La fin attend le Dasein, elle le guette comme une imminence, marche à la mort, angoisse, puis esseulement sur soi-même. La mort est possibilité la plus propre du Dasein (43). Marchant à la mort certaine mais indéterminée le Dasein s'ouvre à une menace constante jaillissant de son là lui-même (44). L'analyse de la mort par Heidegger, pour contestable qu'elle soit, a au moins le mérite mais il n'est ni le premier ni le seul d'avoir montré que l'interprétation existentiale de la mort précède toute biologie et toute ontologie de la vie. Mais elle est également la condition indispensable de toute recherche sur la mort, que celle-ci soit d'ordre historique et biographique ou d'ordre psychologique et ethnologique. Une typologie du trépas caractérisant les états et les manières selon lesquels le décès est vécu présuppose déjà le concept de mort. De plus, une psychologie du trépas donne plutôt des renseignements sur la vie du mourant que sur le trépas lui-même. Ce qui reflète simplement que, pour le Dasein, le trépas ou même le moment précis où il meurt ne s'accompagne d'aucune expérience vécue du décès factif. [...] En bonne méthode, l'analyse existentiale précède les questions d'une biologie, d'une psychologie, d'une théodicée et d'une théologie de la mort (45).
À cette perspective Emmanuel Lévinas en a opposé une autre où l'éthique précède l'ontologie, où la mort rencontre le visage d'autrui et où la temporalité est comprise comme relation avec l'Autre et l'Infini au lieu de voir en elle la relation avec la fin. Penser donc la mort à partir du temps et de la responsabilité envers Autrui et non, comme Heidegger, le temps à partir de la mort et l'esseulement dans le "on" , en somme faire ressortir la question que la mort soulève dans la proximité du prochain, question qui, paradoxalement, est ma responsabilité pour sa mort. La mort ouvre au visage d'Autrui, lequel est expression du commandement "Tu ne tueras point". Tenter de partir du meurtre comme suggérant le sens complet de la mort (46).
C'est cette perspective que Louis-Vincent Thomas n'a cessé de développer dans ses recherches thanatologiques : ouverture vers l'Autre notre prochain de l'Afrique, responsabilité éthique envers le prochain, quand bien même il serait lointain (le défunt, l'étranger, l'animal...), critique intransigeante de tous les pouvoirs mortifères exercés par les thanatocrates ou militants de la mort (Viva la muerte des fascistes...). C'est aussi au nom de cette perspective ouverte sur la Transcendance éthique et l'Infini de la vie que Louis-Vincent Thomas s'est toujours refusé, malgré sa prudence scientifique et sa distanciation agnostique, à railler les métaphysiques de la survie. Sa culture philosophique lui avait fait admettre que toute âme est immortelle comme le proclamait Platon dans Phèdre (47), non pas forcément comme personne spirituelle ou substance, mais comme aspiration anthropologique légitime (survivance éternelle) (48) et aussi comme projet à faire advenir.
On peut citer ici les profondes réflexions de Max Scheler sur la mort qui, bien avant Heidegger (les manuscrits de Max Scheler ont été écrits entre 1911 et 1923) et aussi profondément que lui, a tenté une phénoménologie de l'essence de la mort qui accompagne la vie tout entière à titre de partie intégrante de tous ses moments (49), en essayant de constituer une eidétique ou une typique idéale des formes de l'idée de survie personnelle (50). À partir d'une analyse phénoménologique très fine de notre orientation vers la mort où  nous sentons et voyons en chaque moment individuel de notre processus vital quelque chose s'enfuir et quelque chose approcher (51), Max Scheler montre qu'il est de l'essence de la mort d'être une intuition interne et non pas un concept générique empiriquement extrait d'une multitude de cas particuliers. Même s'il était le seul être vivant sur la terre, un homme saurait toujours que la mort l'atteindra ; il le saurait, même s'il n'avait jamais vu d'autres êtres vivants subir la transformation qui en fait des cadavres (52). C'est cette certitude intuitive de la mort de chacun qui est à l'origine du refoulement de la mort, mais aussi du refoulement de la possibilité d'une victoire sur la mort par la survie. Si la première condition d'une survie après la mort est la mort elle-même, si l'homme moderne fait peu de cas de la survie, c'est avant tout parce qu'il nie, en somme, l'essence et l'être de la mort (53). Cette survie est évidemment de l'ordre de la croyance, mais elle n'est pas incompatible avec l'essence de la mort donnée phénoménologiquement. Là est la butée épistémologique de toute étude sur la mort, mais là est aussi, dans son énigme ou son mystère, l'incitation à penser la survie sous toutes ses formes possibles : réelles, idéelles, symboliques, fantasmatiques (54).

=> Quelle thanatologie aujourd'hui ? - p.7

Jean-Marie BROHM  - Professeur de Sociologie - Université Paul Valéry - Montpellier III - France

Notes

(43) Martin Heidegger, Être et Temps, Paris, Gallimard, 1986 (dans la traduction hélas amphigourique de François Vezin), p. 318.
(44) Ibid., p. 320. On lira avec intérêt, dans une perspective globalement heideggerienne, le bel essai de Françoise Dastur, La Mort. Essai sur la finitude, Paris, Hatier, 1994.
(45) Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., pp. 301 et 302. Si Heidegger a été un immense philosophe il a aussi été, il n'est pas inutile de le répéter surtout dans le contexte d'une analyse existentiale de l'être vers la mort, un philosophe nazi qui s'est enthousiasmé pour la révolution nationale du national-socialisme. On ne peut lire ses Écrits politiques (Paris, Gallimard, 1995 et surtout la présentation apologétique de François Fédier qui tente de justifier l'injustifiable en parlant d'une erreur commise par le philosophe de Fribourg alors qu'il s'agit d'engagement conscient pour A l'Allemagne nouvelle) sans un profond haut-le-cœur. À cet égard les heideggeriens français patentés qui ont toujours tenté d'exonérer Heidegger de sa responsabilité historique ont été, et sont toujours, dans l'incompréhension du rapport profond entre la politique de Heidegger et sa philosophie. Il suffit de lire Introduction à la métaphysique (1935), (Paris, Gallimard, 1994), pour comprendre à quel point, sur le fond, Heidegger partageait les convictions nazies concernant le peuple allemand, peuple métaphysique le plus en danger (p. 49), pour une prise en charge de la mission historiale de notre peuple en tant qu'il est le milieu de l'Occident (p. 61). Indépendamment de ses attaques contre le communisme russe et le marxisme, Heidegger a parsemé son cours d'allusions très claires à la situation de l'Europe, au destin spirituel de l'Occident et à la décadence spirituelle de la terre. Voici un exemple de l'analyse de l'être d'un étant : Un État il est. En quoi consiste son être ? En ceci que la police d'État arrête un suspect, ou en ce que, à la chancellerie il y a tant et tant de machines à écrire en action, qui prennent ce que leur dictent des secrétaires d'État ? Ou bien est-il dans l'entretien du Führer [sic] avec le ministre anglais des Affaires étrangères? L'État est. Mais où se cache l'être? (p. 46). Et où - ou derrière quoi- se cachent les heideggeriens ?
(46) Emmanuel Lévinas, La Mort et le temps, op. cit., p. 122.
(47) Platon, Le Banquet. Phèdre (traduction Émile Chambry), Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 124. Dans le Phédon, on le sait, Platon développe longuement l'idée que l'âme est immortelle et impérissable in Apologie de Socrate, Criton, Phédon (traduction Émile Chambry), Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 168.
(48) Ludwig Feuerbach dans Pensées sur la mort et sur l'immortalité (Paris, Éditions Pocket, 1997) retrace de manière critique les étapes historiques de cette croyance en l'immortalité.
(49) Max Scheler, Mort et survie, Paris, Aubier, 1952, p. 34.
(50) Ibid., p. 77.
(51) Ibid., p. 22.
(52) Ibid., pp. 18 et 19.
(53) Ibid., p. 16.
(54) Il y aurait lieu ici de relire attentivement Arthur Schopenhauer qui, dans une perspective philosophique autre que la phénoménologie, a soutenu l'indestructibilité de notre être véritable à partir d'une métaphysique du vouloir-vivre: De ce que nous sommes maintenant, écrit Arthur Schopenhauer, il résulte, tout bien pesé, que nous devons exister en tout temps. Car nous sommes nous-mêmes l'être que le temps accueille en lui, pour combler son vid : c'est pourquoi cet être occupe la totalité du temps, présent, passé et avenir, de la même manière, et il nous est aussi impossible de choir hors de l'existence que hors de l'espace (Métaphysique de l'amour. Métaphysique de la mort, Paris, UGE, 1964, p. 138).

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