° Rubrique philo-fac http://www.philagora.net/philo-fac/ Jean-Marie BROHM -- Ontologie de la mort Esquisses épistémologiques pour une thanatologie qui se voudrait scientifique. _________________________________ - Introduction-
p.1 Les postulations métaphysiques de la thanatologie Je
ne peux évidemment aborder ici cette question qui exigerait de longs développements,
mais je voudrais simplement esquisser les axes essentiels selon moi de cette
problématique de la survivance qui constitue le révélateur épistémologique de
la thanatologie (33), car, comme l'a bien repéré Karl Jaspers, la
soif d'éternité n'est pas dépourvue de sens. Il y a quelque chose en nous qui ne peut
croire être destructible. La tâche de la philosophie est de jeter quelque clarté sur la
nature de ce quelque chose (34). Que cette soif d'éternité ou de
survivance relève de fantasmes individuels (on sait que l'inconscient ne peut
croire à sa mort), de croyances collectives (religieuses) ou de
postulations philosophiques (35), il reste qu'elle constitue le noyau
dur, incontournable, de toute approche de la mort, y compris dans la perspective d'une
sociologie de la mort. À moins de la réduire à un recueil d'opinions, à des échelles
d'attitudes ou à des données statistiques objectives (pourcentages de gens
qui croient en la réincarnation, taux de suicides, taux de mortalité, courbes
pluri-annuelles des accidents de la route, chiffres concernant la durée moyenne de la
vie, les morts hospitalières, la crémation, etc.), la sociologie de la mort, du
fait même de son objet totalement surdéterminé par l'ontologie et l'eschatologie,
ne peut pas ne pas se questionner sur ses présupposés méta-sociologiques, disons
le mot : proprement ontologiques. Le chercheur qui travaille sur la mort ne peut
pas, non plus, ne pas se poser la question de ses implications profondes dans cet objet
qui est au cur de ses angoisses en tant qu'objet interne silencieux. L'anthropologie
de la mort, plus encore que l'anthropologie de la sexualité, est le lieu par excellence
où se vérifie la pertinence de la thèse de Georges Devereux sur l'angoisse provoquée
par l'objet interne (36), l'objet de recherche totalement
surdéterminé par les affects. La mort, ce Maître absolu, ne peut pas ne pas provoquer,
même chez les chercheurs les plus blindés, des réactions de panique, du fait que
l'objet étudié est profondément interne (la mort est en nous en permanence),
mais aussi, et peut-être plus encore, du fait du silence que nous renvoie la mort.
Contrairement aux acteurs et aux agents de la sociologie, (exclus, chômeurs,
jeunes, touristes, décideurs, sportifs, etc.) dont le bavardage est sans bornes,
la mort, elle, ne parle pas, elle nous plonge dans le silence absolu. C'est cette matière
muette, a fortiori un cadavre, lequel n'est ni une chose, ni un vivant, ni une
ombre, mais un être au statut d'une inquiétante familiarité (étrangeté),
qui provoque l'angoisse. Il est même probable que l'exploration systématique de la
matière muette, écrit Georges Devereux, ne devint psychologiquement tolérable que
lorsqu'on formula tacitement l'hypothèse selon laquelle on pourrait par ce moyen la
forcer à répondre, et prouver par là l'existence d'une Force (mana) ou d'un
être immanent susceptible de répondre. De fait, le silence de la matière trouble encore
ceux qui l'explorent: de tous les savants les physiciens sont les plus enclins à croire
au surnaturel (37). Que dire alors des thanatologues ?... => Éthique et ontologie de la mort - p.6 Jean-Marie BROHM - Professeur de Sociologie - Université Paul Valéry - Montpellier III - France Notes (33) à lire certaines productions, on peut se demander si la thanatologie et les thanatologues qui ont succédé à Louis-Vincent Thomas n'ont pas tout simplement refoulé les interrogations essentielles qu'il avait osé soulever et si la thanatologie instituée n'a pas tué l'approche philosophique et anthropologique de la mort...(34) Karl Jaspers, Initiation à la méthode philosophique, Paris, Payot, 1994, p. 131. Tout le chapitre 12, "La mort", aborde d'ailleurs cette question de la résurrection, de l'éternité, de l'immortalité. (35) Emmanuel Kant est l'exemple classique de l'affirmation de l'immortalité de l'âme comme postulat de la raison pure pratique. La réalisation du Souverain Bien exige un progrès allant à l'infini vers cette conformité à la loi morale. Or ce progrès indéfini n'est possible que dans la supposition d'une existence et d'une personnalité de l'être raisonnable persistant indéfiniment (ce qu'on nomme l'immortalité de l'âme). Donc le souverain bien n'est pratiquement possible que dans la supposition de l'immortalité de l'âme (Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Paris, PUF, 1989, pp. 131 et 132). Dans ses Leçons de métaphysique (Paris, Le Livre de Poche, 1993, section de la Psychologie rationnelle intitulée Sur l'état de l'âme après la mort), Emmanuel Kant affirme que l'immortalité est la nécessité naturelle de la vie (p. 349) et que la vie spirituelle ne s'arrête pas quand s'arrête la vie animale (corporelle): si le corps cesse totalement de vivre, l'âme est alors délivrée de ce qui lui fait obstacle, et alors seulement elle commence à bien vivre. La mort n'est pas la suppression absolue de la vie, mais ce qui délivre des obstacles à une vie complète (p. 353). (36) Cf. Georges Devereux, De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980. (37) Ibid., p. 47. (38) Jean Ziegler, Les Vivants et la mort, Paris, Seuil, 1975, p. 284. (39) Ibid., p. 283 (40) Paul-Louis Landsberg, Essai sur l'expérience de la mort et Le Problème moral du suicide, Paris, Seuil, 1993, p. 34. On lira aussi deux beaux livres qui permettent de situer l'importance de la problématique humaine de la mort: Jules Vuillemin, Essai sur la signification de la mort, Paris, PUF, 1948 ; Roger Mehl, Le Vieillissement et la mort, Paris, PUF, 1956. (41) Paul-Louis Landsberg, op. cit., p. 35. (42) Emmanuel Lévinas, La Mort et le temps, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 119. ° Rubrique philo-fac http://www.philagora.net/philo-fac/ |