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Internet et psychanalyse

Internet au miroir des philosophes: la libération de l’intelligence collective.

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Joël de Rosnay mentionne moins la nouveauté technologique de l’internet dans le domaine économique que la révolution intellectuelle que celui-ci suppose: apprendre “l’univers immatériel” (contenu multimédia: texte, son, image). En effet, “l’homme et les contenus des messages qui donnent du sens à son action sont au coeur des réseaux de demain. L’emploi ne résultera pas de mesures ponctuelles (...). Mais d’un changement des relations entre le temps, l’espace et le travail”.

 Globalement, le défi des nouvelles technologies nous permettrait de dépasser une aporie métaphysique millénaire opposant l’intelligence individuelle et l’idiotie collective. Ainsi, il y aurait quelques avantages à surmonter le fait que les hommes, individuellement sont si intelligents, alors que pris collectivement, en groupes, ils ont maintes fois démontré leur bêtise voire leur folie.
 P. Lévy formule clairement le problème de l’intelligence collective: “Des groupes humains peuvent-ils être collectivement plus intelligents, plus sages, plus savants, plus imaginatifs que les personnes qui les composent?
   L’intérêt directement politique de cet aspect se révèle majeur puisqu’il s’agit que le corps ontologique de la liberté des hommes  puisse résister au constat du rédacteur en chef du Monde diplomatique: “la fortune  des 358 personnes les plus riches, milliardaires en dollars,
est supérieure au revenu annuel des 45% d’habitants les plus pauvres,
soit 2,6 milliards de personnes
”.

Michel Serres, dans “la ligne de Démocrite,” Lucrèce et Leibniz, défend également l’idée qu’avec les nouvelles technologies l’humanité est sur le point d’accéder à une libération totale du savoir grâce à sa fluidification, à son décloisonnement. Cependant, deux dangers, et non les moindre, persistent: à la cyberculture se substituerait un “cyberculte”. (Paul Virilio)
- la confusion entre information et savoir;
- l’oubli de la culture dans la technologie.
 Avec Edgar Morin, il pense que le progrès de la connaissance n’est pas seulement tributaire de la sophistication dans l’abstraction et la formalisation mais la capacité à contextualiser et à globaliser. Loin de réduire la culture générale et le savoir philosophique à un simple rebut, cette nouvelle dynamique sociale dans la circulation immatérielle du texte, du son, des images suppose individuellement une culture générale, une mémoire encore plus approfondie, critique et diversifiée, et socialement, un plein emploi de l’intelligence générale.

Dans le fond, l’enjeu de l’intelligence collective n’est autre que le déploiement technique, social de ce que la tradition philosophique examine en son fondement même, l’esprit vivant. Le psychisme, véritable flux d’affects, d’inconscient.... opère par construction, il ne cesse de transformer l’extérieur en intérieur et vice versa. Le dedans, rappelle Deleuze, est un pli du dehors. La dimension fractale de l’intelligence est révélatrice de son essence collective, souligne P. Lévy. Ainsi lui permet-elle de se reproduire à différentes échelles de grandeur: macrosociétés, psychismes transindividuels de petits groupes, individus, modules infra-individuels (complexes inconscients, zones du, cerveau), agencements transversaux  entre modules infra - individuels de personnes différentes (relations sexuelles, névroses complémentaires....)
   Si le collectif, le lien social, la logique des réseaux supposent l’institutionnel, l’ordre généalogique et légal de la loi, jamais il ne s’y réduit. Toni Negri a bien raison de noter que “la peur de la multitude constitue la puissance de la rationalité instrumentale”. Cette angoisse devant l’internet est aussi vieille que la panique de la bourgeoisie européenne devant le spectre rouge du communisme mise en formule par un Lénine : ”le socialisme, c’est les Soviets, plus l’électricité !”.

Lacan, dans l’espace psychanalytique qu’il a su rénover profondément depuis Freud, avait parfaitement distingué la logique du collectif, du réseau, du lien social et la logique institutionnelle. Un de ses disciples, par ailleurs fort critique, Pierre Legendre a su développer l’enjeu  laïque de ces interrogations dans le vaste cadre d’une anthropologie de l’Occident. Sa contribution pourrait s’avérer décisive pour démêler les fils et les filets du religieux et du juridique afin que le maillage mondial du Web ne soit pas libéré de toutes obligations du service public au profit des seuls monopoles d’intérêts privés. Le commerce électronique, l’éducation nationale, la santé publique, la culture sont autant de domaines qui supposent le rôle moteur de l’Etat dans les transactions des biens matériels et des biens immatériels par l’Internet.

De façon plus spécifique, le discours psychanalytique prévient des risques de "dialogues psychotiques" ou psychotisants en affinités de structure avec ces nouvelles technologies qui s'adressent aussi au "gibier moderne" du psychanalyste (Lacan) tant l'émiettement des solitudes, la production contemporaine de sujets égarés est de plus en plus forte... (retour massif aux  aspirations à la religiosité, encabannements identitaires, cruauté du collectif, amnésies ou déni de mémoire, haine de la pensée/et ou du désir....). Comme tout progrès, il se payera de nouvelles catastrophes, de nouveaux abîmes: l'âge cybernétique aura probablement des effets ravageurs en ce qui concerne
nos rapports à l'illusion, à la drogue, voire à ce lien social le plus archaïque, la religion. (Déjà, des sectes aux U.S.A. ont cru "lire" dans le web, la présence de Dieu!) L'écran digital ne serait-il que le leurre, le simulacre de l'Autre qui, dans le fond ferait revenir chacun au Même. Cette dimension privative du fantasme pour les usagers du multimédias et de l'Internet me semble obligatoire à penser d'un point de vue théorique et clinique en psychanalyse.

L’éthologie nous apprend que la résolution des problèmes chez les insectes est strictement collective, jamais individuelle, chez les humains, il n’est pas rare que les individus soient plus créatifs que les groupes, a fortiori ce que Freud nommait les “foules artificielles”, armées, églises... N’oublions pas qu’avec l’internet ce qui se trouve “désorienté” (Paul Virilio) c’est moins les cadres usuels de la perception, dans le fond, le fameux Dasein heideggerien, l’être-là  que le lien social le plus archaïque mais néanmoins le plus puissant, celui de la religion. Il nous semble que la machine de guerre la plus efficace contre l’archaïsme du retour du religieux aujourd’hui si pesant réside dans la
poursuite de l’hominisation par la révolution cybernétique. Ce n’est pas la déréalisation (télétravail, téléachat, téléenseignement...) qu’il faut craindre c’est plutôt le ratage du mouvement social de virtualisation, le retard évolutif vers de nouveaux modes d’êtres-ensemble:
- communautés virtuelles,
- entreprises virtuelles,
- démocraties virtuelles...

L’effet paradoxal du privilège de toutes les grandes révolutions techniciennes est, semble-t-il, au delà de l’emprise nouvelle des hommes sur la réalité, de réveiller les pulsions les plus archaïques. Après la religion, le Capital, la monnaie ne manquent pas au rendez-vous des litanies ou des louanges. Cependant, la longueur d’avance théorique que Marx avait repéré en ce qui concerne les marchandises, la monnaie et le capital, c’est que relativement au sentiment religieux, ils constituent de véritables antithèses du territoire, machines sociales perverses où l’identité communautariste se fabrique dans la méconnaissance la plus stricte de l’altérité. De même que la monnaie n’est pas la richesse mais sa virtualité par la circulation qu’elle suppose et implique, Internet n’est pas la démocratie mais sa virtualisation possible.

La réalité des nouveaux territoires existentiels rendue possible par l’Internet n’est ni de sang, ni de terre; elle gravite autour de la constitution d’un nouvel objet: la virtualisation libératrice de
l’intelligence collective. La multitude des humains se trouve questionnée, comme l’à venir de toutes sociétés qui, dignes du nom des hommes, n’effaceront plus, sur un mode agonistique, la différence du propre et du public.

C'est parce que l’homme découvre, expérimente aussi par les voies de la cybernétique qu’il est un “immigré de la subjectivité”, un nomade ontologique qu’il peut collectivement traverser un problème immémorial: miser sur la libération de l’intelligence collective.
Cet enjeu n’est ni certain, ni garanti mais il vise aujourd’hui un mouvement social foncièrement démocratique soit une nécessaire voie de sortie  à la schizophrénie du capital, comme à la paranoïa du religieux.

Texte de Jean-Louis Blaquier: jealier @ wanadoo.fr

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Eléments de bibliographie:

- Pierre Lévy est le premier anthropologue de la révolution cybernétique. Son oeuvre déjà volumineuse comporte deux livres clefs: - La machine univers. Création, cognition et culture informatique. La découverte, Paris, 1987 réédité en livre de poche dans la collection “Point-Science”
- Seuil, Paris,1992.  Qu’est-ce que le virtuel ? Ed. La Découverte, 1995.
- Vient de paraître La cyberculture, éd. Jacob, 1997.
- Paul Virilio, extraits du Monde diplomatique, août 1995.
- Michel Serres, Atlas, Point Science Seuil.
- Edgar Morin, “De la réforme de l’Université”, Congrès de Locarno.
- Joël de Rosnay. “Ce que va changer la révolution informationnelle”. le
- Monde diplomatique, février 1995.
- Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Galilée, 1997. “L’ère Internet” et “L’agonie de la culture”.
- J. Lacan, Ecrits, “Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée (un nouveau sophisme)”.
- P. Legendre, La 901 conclusion. (Paris, Fayard). Les questions du nom et de l’auteur, de la carte et du territoire, de la preuve, de la légalité en matière juridique y seront largement problématisées.
- Toni Negri, Le pouvoir constituant (Essai sur les alternatives de la Modernité)  P.U.F. 1997.
- L’Express n°2427 “L’émergence des cybermétiers”.

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